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cadavres sur le pavé de l’église, le spectacle donné à Constantinople n’en était ni moins affligeant ni moins honteux. Le peuple fut le premier à en rougir, et, trouvant que ces ambitieux qui se déclaraient les uns les autres indignes de l’épiscopat avaient tous également raison, il résolut de s’en remettre à l’empereur pour faire choix d’un véritable évêque, qui répondît par le caractère et les talens à la grandeur de sa mission. Ce vœu du peuple, délibéré en place publique, fut porté au palais pour être mis sous les yeux du prince. Les honorés n’osèrent point récuser un si auguste arbitrage, et l’élection du futur évêque de Constantinople se trouva transportée du forum et de l’église dans le cabinet impérial.

La faveur des gens du palais, celle de l’empereur peut-être, avait paru pencher du côté d’Isidore : c’était le nom du prêtre d’Alexandrie protégé de Théophile. Les raisons qui poussaient le patriarche de cette grande église à patroner son prêtre avec tant d’ardeur lui étaient toutes personnelles, et méritent d’être relatées ici. Théophile n’avait pas toujours été, quoiqu’il proclamât le contraire, un ami bien fidèle de Théodose. A l’époque où l’empereur catholique entrait en lutte avec le tyran Maxime, suscité par les païens de l’Occident, l’évêque d’Alexandrie avait réfléchi que, grâce au hasard des batailles, le chrétien pouvait être vaincu malgré la sainteté de sa cause, et Maxime devenir le souverain de l’Orient ; il avait écrit en conséquence deux lettres de félicitations pour l’un et pour l’autre, suivant le résultat de la guerre. Le messager chargé de les porter était ce même prêtre Isidore, lequel se rendit à Rome pour y attendre discrètement le dernier mot de la victoire. Ce dernier mot ayant été pour Théodose, Isidore courut lui présenter, de la part du patriarche, la lettre qui lui était destinée ; mais il ne rapporta pas l’autre à Alexandrie : « elle lui avait été dérobée, disait-il, par un diacre qui l’accompagnait. » Dans le fait, on ne sut jamais ce qu’elle était devenue. Théophile put soupçonner pour plus d’une raison qu’Isidore la retenait à part soi, pour s’en servir au besoin : il y eut même quelques rumeurs répandues à ce sujet dans le public. Telle était la situation de l’évêque vis-à-vis de son prêtre, et il fallait que celui-ci nourrît des prétentions bien désordonnées pour que Théophile n’eût pas encore trouvé moyen de les satisfaire. Enfin se présenta cette magnifique vacance du siège de Constantinople, capable de suffire assurément au plus ambitieux des hommes. En y portant le témoin dangereux de ses faiblesses, le patriarche espérait le désarmer par une marque solennelle d’affection, en même temps qu’il mettait au grand jour son propre désintéressement. Et puis c’était se placer, comme évêque, au-dessus du siège de Constantinople que de le donner et de n’en vouloir pas.