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Eutrope, qui connaissait de longue main Théophile, et à qui d’ailleurs il restait, au milieu des ignominies de sa vie, un fonds de piété sincère, Eutrope, inquiet de tant d’intrigues, voyait surtout avec un grand déplaisir la candidature d’Isidore. Il en eût voulu une autre à laquelle personne ne songeait à Constantinople, et qu’il résolut de faire triompher maintenant que l’empereur était le maître de l’élection. Pendant un voyage qu’il avait fait récemment à Antioche pour certaines affaires d’état, Eutrope avait eu occasion d’entendre Chrysostome, et il avait été émerveillé de son éloquence ; il le proposa donc à l’empereur, dépeignant avec feu le génie et les vertus de ce prêtre, l’austérité de ses mœurs et la modestie de sa situation au milieu de tant de gloire. Arcadius applaudit à son ministre, comme il faisait toujours ; mais la chose n’était point sans difficulté. Chrysostome avait refusé autrefois l’épiscopat ; persisterait-il dans son refus ? La ville dont il était le conseiller et l’idole consentirait-elle à son départ ? Il fallait compter en tout avec ce peuple d’Antioche, léger, ardent, toujours prêt à la sédition ; des troubles, des regrets publics, une seule goutte de sang, amèneraient infailliblement le refus de Chrysostome. Il fallait aussi prévoir les oppositions que ce choix rencontrerait à Constantinople, soit de la part des évêques étrangers, soit de la part du clergé métropolitain, qui se croirait méprisé. L’esprit timide d’Arcadius avait besoin d’être rassuré, car ces objections, qui se présentaient d’ailleurs naturellement, ne manquaient ni de vérité, ni de force. Eutrope les résolut comme il lui plut, et lorsqu’il eut tout aplani, il se mit à l’œuvre avec la dextérité d’un eunuque de théâtre préparant le dénoûment d’une comédie.

Avant que rien fût ébruité, il adressa au comte d’Orient, Astérius, qui résidait à Antioche, une lettre signée de l’empereur, laquelle lui enjoignait d’enlever adroitement Chrysostome, et de l’envoyer à Constantinople sous bonne garde. On lui recommandait la prudence, et l’exécution se montra digne en tout point d’un tel message. Astérius ayant attiré Chrysostome hors de la ville, près de la porte qu’on appelait Romaine, sous le prétexte de visiter ensemble un martyre[1], il le retint bon gré, mal gré, et l’emmena jusqu’à Pagres, première station de la course publique. Là les attendaient un chariot tout attelé, un eunuque du palais impérial et un maître des milices accompagné de soldats. Ceux-ci, s’emparant du prêtre, le firent monter dans le chariot, quelles que fussent sa surprise et ses réclamations ; puis l’escorte s’éloigna au grand galop des chevaux. Il en fut de

  1. On désignait sous ce nom les chapelles construites en l’honneur des saints morts pour la foi.