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inspirer la muse passionnée du poète : elle se trouvait plus à l’aise devant l’ennemi de Stilicon.

Tandis que la ville de Rome, aux calendes de janvier 399, célébrait l’entrée en charge d’un seul consul, une cérémonie semblable ou plutôt une parodie des grandeurs romaines avait lieu le même jour, à la même heure, dans les murs de Constantinople. Eutrope, vêtu du manteau à larges palmes, venait s’asseoir au foyer des césars ; le sénat l’entourait, tout ce que l’empire avait de plus illustre, le genou fléchi devant cet esclave, se disputait l’honneur de baiser sa main ; les plus favorisés venaient appliquer leurs lèvres sur ses joues ridées et difformes. On l’appelait le soutien des lois, le sauveur de la patrie, le père du prince. Eutrope avait voulu que les portes du palais fussent ouvertes, comme si cette demeure eût été la sienne, et une foule immense s’y précipita, faisant retentir les galeries de marbre de ses cris d’impatience mêlés à mille railleries. Enfin le cortège se met en marche : — du palais il se rend à la curie de Constantin, réservée pour l’inauguration des consuls, puis au forum voisin, dont l’enceinte circulaire était formée de deux portiques superposés. Eutrope traverse cette vaste place que décorent des marbres de toutes couleurs, des statues, des colonnes d’airain : il s’avance vers le tribunal, élevé sur des gradins de porphyre, il y monte et harangue le peuple au milieu d’acclamations payées. Pendant que ce cérémonial a lieu dans le quartier du palais impérial et du sénat, d’autres parties de la ville se remplissent d’ouvriers qui dressent les statues de l’arrogant parvenu ; les unes sont d’airain, les autres du marbre le plus beau. Ici on le voit en costume de juge, là il porte la toge, ailleurs il a ceint l’épée. Le sénat a voulu l’avoir à cheval, et bientôt ses portiques l’étaleront aux regards, pressant les flancs d’un coursier. Au-dessous de chacun des monumens sont inscrits des titres emphatiques qui eussent fait rougir un plus digne que lui : on l’appelle le troisième fondateur de la ville, après Byzas et Constantin, et l’on ose y parler de sa haute naissance, quand les maîtres qu’il servait sont encore vivans.

« Quel excès de bassesse dans cette cour ! s’écrie Claudien, qui nous donne une partie de ces détails. La terreur règne-t-elle donc là-bas ? un effroi secret comprime-t-il l’indignation ? l’horreur du moins siège-t-elle au fond des âmes ? Non ; le sénat applaudit de bon cœur, et les grands de Byzance font écho : voilà les Romains de la Grèce ! Peuple bien digne de son sénat, sénat bien digne de son consul ! L’armée elle-même ne sait que rester oisive ; il n’y a plus un seul soldat qui, dans une pudique colère, saisisse son arme et se lève. C’est apparemment aux Barbares qu’il appartiendra de laver l’ignominie des Romains.

« Il ne reste plus qu’une chose : c’est que tous les eunuques du monde, les égaux, les compagnons du consul, viennent occuper les sièges de ces faux