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ou d’autres pareilles, exprimées avec feu, dans ce magnifique langage que possédait seul Chrysostome, troublèrent profondément Arcadius, qui ne se sentait pas de force cà discuter avec un tel homme des questions où le droit divin était aux prises avec la souveraineté temporelle et la théologie avec l’obéissance due aux lois. Une secrète frayeur le saisit d’ailleurs en songeant qu’il avait signé de sa main ce décret qui semblait entraîner des conséquences si funestes pour son ministre. Il accorda ce que demandait l’évêque, c’est-à-dire que la retraite de l’eunuque serait respectée : on n’alla pas plus loin, à ce qu’il paraît. C’était déjà beaucoup, car les troupes de l’escorte et celles qui se trouvaient de garde au palais se révoltèrent en apprenant cette décision : « Il nous faut Eutrope, criaient-elles. Eutrope à mort ! » Et les soldats agitaient leurs lances au milieu d’un tumulte affreux. L’empereur dut aller en personne calmer cette émeute. Dans un long discours qu’il fit aux séditieux, il essaya de reproduire les argumens qu’il avait entendus de la bouche de l’évêque, ajoutant que, si Eutrope avait commis de grandes fautes, il fallait reconnaître aussi qu’il avait fait quelque bien. Évidemment la résolution d’Arcadius commençait à chanceler ; voyant que, loin de l’écouter, les soldats redoublaient de cris et de menaces, il se mit à fondre en larmes, demandant grâce pour son ministre, comme il l’eût fait pour lui-même. Les soldats alors se laissèrent fléchir. Tel fut l’incroyable spectacle que présenta le palais impérial durant cette soirée avant le départ de l’évêque.

Ces dramatiques incidens se passaient un samedi, l’évêque devait célébrer le lendemain les saints mystères et parler au peuple suivant l’usage. Or de quoi l’entretenir sinon de l’étrange catastrophe qui occupait tous les esprits, et des marches du trône était venue, comme sous la main de Dieu, aboutir à celles du sanctuaire ? Fatigué des émotions de la journée, Chrysostome eut à peine le temps de méditer sur un si grand sujet ; cependant le lendemain matin il était prêt. La basilique, dès le point du jour, commençait à se remplir d’une foule curieuse, passionnée, avide d’émotions : les femmes quittaient le gynécée de leur maison, les vierges l’appartement secret où elles étaient confinées près de leur mère ; les hommes, désertant les places publiques ou l’amphithéâtre, tous accouraient à ce drame de la fragilité des grandeurs humaines comme à une représentation scénique. L’église, avec ses nefs, ses tribunes, ses portiques, se trouva bientôt encombrée de monde. « La solennité de Pâques, disait Chrysostome, en avait à peine réuni autant. » Des sentimens divers agitaient cette foule, composée de gens de toute classe ; mais la haine d’Eutrope dominait à tel point qu’on put craindre un retour de violence contre le sanctuaire. Il s’éleva même d’amères récriminations contre l’évêque, qui couvrait le scélérat d’une protection imméri-