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sentent incessamment à votre pensée. Répétez-les à dîner, répétez-les à souper, que dans les assemblées du monde chacun les répète à son voisin ! … Vanité des vanités, tout est vanité. »

Se tournant alors vers Eutrope, il continua :

« Ne te disais-je pas sans cesse que la richesse est fugitive ? Tu ne m’écoutais pas. Ne te disais-je pas : Elle est de la nature des serviteurs ingrats, qui ne songent qu’à s’échapper ? Tu ne m’as pas voulu croire. Et pourtant l’expérience t’a démontré qu’elle n’est pas seulement chose fugitive et ingrate, mais meurtrière, car elle te fait pâlir et trembler. Ne te répétais-je pas quand tu t’irritais contre moi, qui te disais la vérité : « Je suis plus ton ami que ceux qui te flattent ? » Et j’ajoutais que les blessures que fait celui qui aime valent mieux que les baisers trompeurs de celui qui hait. Si tu avais sagement supporté mes blessures, les baisers des autres ne t’auraient pas perdu : mes blessures, à moi, donnent la santé ; leurs baisers, la mort. Où sont maintenant les échansons ? Où sont ces armées d’appariteurs qui écartaient la foule devant toi, pour proclamer en tous lieux ta toute-puissance ? Ils ont déserté à l’ennemi, et ils renient ta faveur, cherchant leur propre sûreté dans tes périls. Je n’ai point agi ainsi ; quoique tu me supportasses à peine, je ne t’ai point abandonné, et maintenant dans ta chute je suis le seul à t’apporter appui et soulagement. Tu combattais l’église, et l’église a ouvert ses bras pour te recevoir. Tu aimais au contraire, tu favorisais les théâtres, et les théâtres t’ont trahi : aujourd’hui ils demandent ta tête. Quand je te répétais jusqu’à satiété : « Pourquoi agir ainsi ? pourquoi te lancer en furieux contre l’église et te précipiter de gaieté de cœur à ta ruine ? » tu haussais les épaules et courais au cirque : le cirque, à qui tu prodiguais tout, a aiguisé le glaive qui te perce ; l’église, que tu persécutais, n’a qu’un souci aujourd’hui : te tendre la main dans ta détresse et te sauver.

« Ce que je dis là, ce n’est pas pour insulter un homme abattu, mais pour prémunir et fortifier ceux qui sont encore debout ; ce n’est pas pour exaspérer les plaies d’un blessé, mais pour garantir la santé à ceux qui n’ont point de blessures ; ce n’est pas pour enfoncer sous les flots celui qui se noie, mais pour avertir ceux qui naviguent le vent en poupe, leur signaler les écueils, et tracer la route à leur navire…

« Qui fut jamais plus grand que cet homme ? Nul dans le monde entier ne pouvait prétendre à sa richesse ; aucun honneur ne lui manquait, il en avait atteint le faîte ; on l’enviait, on le redoutait, et voilà qu’il est devenu plus misérable que le captif chargé de fers, plus dénué que l’esclave, plus indigent que le mendiant affamé ! Il n’a devant lui à toute heure que glaives affilés, bourreaux, précipices affreux, tortures où s’éteint la vie des hommes. Et ce n’est pas le souvenir de ses voluptés passées qui l’occupe et entretient ses visions : ce qui lui apparaît incessamment, c’est le supplice sous toutes les formes, la mort avec toutes ses horreurs. Mais pourquoi chercher à vous émouvoir par des peintures imaginaires ? Ne le voyez-vous pas vous-mêmes là-bas, sous l’autel ? Lorsqu’hier on voulut l’en arracher par la force, il s’y cramponnait, plus serré que s’il y eût été rivé par une chaîne, plus livide que le buis, plus pâle qu’un cadavre, et il vous donne encore le même spectacle. Voyez comme ses dents claquent, comme son