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pied ferme, armé de tous ses argumens ; mais Chrysostome ne daigna pas l’écouter jusqu’au bout. Le maître des milices, dans le cours de son argumentation, s’étant exprimé en mécontent dont les Romains n’avaient pas su récompenser le mérite, Chrysostome l’arrêta court. « Quoi ! lui dit-il, les Romains, qui t’ont fait chef de leurs armées, qui t’ont prodigué jusqu’aux honneurs consulaires, seraient ingrats envers toi ? Tu n’y songes pas, et la récompense dépasse de beaucoup la valeur des services. La mémoire te manque trop, Gaïnas ; tu oublies dans quel dénûment on t’a vu jadis arriver ici, et dans quelle abondance maintenant nous t’y voyons vivre. Tu étais nu ou couvert de haillons quand tu as passé le Danube quêtant une place parmi nos stipendiés, et aujourd’hui te voilà vêtu magnifiquement, décoré même des insignes de nos magistrats. Sois donc juste envers toi, qui as tant reçu et si peu fait, et ne parle plus d’ingratitude de peur d’en montrer à un peuple qui t’a accablé de richesses et de dignités. » Les historiens disent que Gaïnas resta sans voix à ce discours, comme si un pouvoir surhumain l’eût rendu muet. Cet homme terrible, disposé à tout briser ou tuer, n’avait jamais entendu de vérités si dures dites avec tant d’autorité. Chrysostome avait dans le regard et dans la parole cette décision qui apaise la lutte en la bravant ; Gaïnas connaissait son invincible opiniâtreté, il savait aussi sa puissance sur le peuple, et ne poussa pas plus loin l’affaire de l’église.

D’ailleurs la violence allait mieux que la discussion à cette grossière nature sans vergogne. Tout en vivant au palais et singeant les allures et le ton d’un courtisan, Gainas méditait avec ses Goths le pillage de la ville. On devait faire d’abord main basse sur les boutiques des changeurs et des banquiers, chez lesquels on espérait trouver des monceaux d’or, et à la faveur du désordre, pendant la nuit, on irait attaquer et incendier le palais. Un hasard, plutôt que les bonnes dispositions des officiers romains, sauva la ville. Une seconde tentative échoua également, mais par l’attitude courageuse du peuple, qui prit les armes, courut sus aux Barbares et en brûla ou tua plusieurs milliers dans leur église même. Ralliés aux environs de Constantinople, les Goths commencèrent une guerre de brigandage qui ne leur fut pas toujours heureuse. Gainas éprouva d’ailleurs une perte irréparable par la mort de son compagnon Tribigilde, qui laissa les Gruthonges sans commandement dans la Chersonèse de Thrace.

Il s’en fallait bien que tous les Goths partageassent les passions de l’homme qui s’était fait leur représentant auprès des Romains : beaucoup d’entre eux, au contraire, surtout parmi les chefs, le voyaient avec dégoût trancher déjà du souverain vis-à-vis de gens ses égaux ou ses supérieurs. Ils étaient donc loin de désirer que la guerre se terminât à son avantage. Dans le nombre était un chef que j’ai déjà nommé, Fravitta, qui joignait à des talens militaires éprouvés