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le goût instinctif de la civilisation ainsi qu’un sentiment inébranlable du devoir. Entre tous ces caractères barbares, incertains ou faux, celui-ci s’était dessiné constamment par sa droiture : nul dans les deux nations ne jouissait de plus d’estime que Fravitta. Jeune encore, il avait épousé une Romaine qui l’avait probablement conquis de cette sorte à la civilisation et à l’empire. Il possédait d’ailleurs un esprit cultivé, des manières élégantes, et la connaissance des choses qui faisaient aux yeux du monde le parfait Romain : c’était en tout l’opposé de Gaïnas. Il alla trouver l’empereur et s’offrit à balayer de la Thrace, à rejeter même, s’il le fallait, au-delà du Danube les bandes qui menaçaient Constantinople : que l’empereur daignât lui confier le commandement des troupes romaines, avec celui des Barbares qui n’avaient point suivi Gaïnas, il se faisait fort de réussir. L’empereur accueillit avec joie la proposition d’un homme qui ne trompait jamais, et Fravitta se mit à l’œuvre. Il n’était pas arien comme la plupart de ses compatriotes, mais païen, affilié aux doctrines de ce polythéisme philosophique né du mélange des idées platoniciennes avec l’ancien culte national de la Grèce. En un mot, Fravitta, converti peut-être par sa femme, était hellène, hellène convaincu et fervent. On rapporte que plus tard l’empereur, voulant l’élever à de grandes dignités, en récompense de ses services, l’engageait à se faire chrétien : Fravitta s’y refusa. « Que veux-tu donc que je te donne ? lui dit l’empereur, contrarié de son refus. — Rien, répondit le païen avec calme, sinon le droit d’adorer Dieu à ma mode. » Son opiniâtreté n’empêcha point qu’il ne fût consul l’année suivante.

Ce Romain de Gothie, qui savait faire revivre dans les armées de l’empire l’ancienne discipline, se signala par des succès dès le début de la campagne. Laissant Gaïnas exhaler sa fougue en vaines fanfaronnades et le battant chaque jour en détail, il l’obligea de quitter les abords de Constantinople et bientôt la longue muraille. Par une manœuvre qu’on ne comprend pas bien, celui-ci voulut gagner la Chersonèse pour se rejeter en Asie ; mais Fravitta, non moins habile sur mer que sur terre, l’assaillit au passage de l’Hellespont, culbuta sa flotte et noya une partie de son armée. Les bandes découragées se dispersèrent alors, et Gaïnas gagna l’autre versant de l’Hémus pour tâcher de ranimer la guerre dans les provinces riveraines du Danube : Fravitta l’y suivit. Aidé des paysans daces et mésiens, qui se joignirent aux troupes impériales, il déjoua tous ses efforts, détruisit ses dernières ressources et le pourchassa lui-même de canton en canton. Désespéré, hors de sens, et d’ailleurs sur le point d’être pris, Gaïnas se fit amener des captifs romains qu’il traînait avec lui dans sa fuite (le comte Jean et ses deux compagnons n’étaient pas du nombre, heureusement pour eux), les poignarda de sa main, et, lançant son cheval à travers le Danube, il atteignit avec quelques