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LES HALLUCINATIONS

DU PROFESSEUR FLORÉAL


Au temps de ma jeunesse, — « il n’y ha pas trois jours, » dirait Panurge, — j’avais pour compagnon un jeune homme qui était élève à l’École des Chartes ; nous vivions côte à côte, épris l’un pour l’autre d’une de ces belles amitiés qui sont la gloire de la vingtième année, et partageant nos travaux, qui ne se ressemblaient guère. Quand il était fatigué de déchiffrer les vieux documens de la diplomatique, il venait me trouver et me suivait dans les courses à travers les musées, les hôpitaux, les bibliothèques, le théâtre et la campagne, qui se partageaient ma vie. Il m’accompagnait tantôt à l’École de Médecine, tantôt à la Sorbonne, tantôt au Collège de France, suivant que mon goût de ce jour-là avait été de faire de la physiologie, de la philosophie ou de l’histoire. Ah ! le bel emportement qui vous pousse à tout apprendre, et qui dure jusqu’à l’heure où l’on s’aperçoit que l’on n’a rien appris ! Bien souvent nous sommes allés ensemble visiter à Charenton ou à la Salpêtrière ces pauvres êtres vers qui m’entraînait mon insatiable curiosité, et que leur raison trop faible ou trop forte a séparés du reste des hommes. Au retour de ces excursions, c’étaient entre nous des discussions interminables, où l’harmonie préétablie de Leibnitz, le médiateur plastique de Cudworth, l’âme et le corps, l’esprit et la matière, jouaient un grand rôle ; la nuit se passait quelquefois dans ces ardentes causeries ; la fatigue et le soleil levant nous arrêtaient, et nous en étions quittes pour dormir une partie de la journée. Nous nous promettions d’être plus sages à l’avenir, mais le diable de la jeunesse soufflait méchamment sur nos résolutions, et nous recommencions le lendemain.