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de pains brûlans ; j’allais toujours, n’obtenant souvent, en guise de remercîmens, qu’un mot bien sec et des reproches sur ma maladresse. J’étais fort maladroit en effet, je ne puis en disconvenir ; ma croissance avait été extraordinairement rapide. Il semblait que je fusse arrivé tout exprès au monde pour affirmer la justesse du nom de notre famille, car la longueur démesurée de mes jambes et de mes bras faisait de moi un être osseux, mal attaché et sans proportions ; je ressemblais à un pantin dont les fils se sont desserrés. Les autres enfans riaient de moi quand je passais dans la rue, et les beaux-esprits du voisinage prétendaient que je pouvais, sans fléchir les reins, nouer les cordons de mes souliers. Sans altérer la douceur qui est le fonds de mon caractère, ces plaisanteries, que je savais justifiées par mes allures inharmonieuses, m’avaient rendu extrêmement timide. Je fuyais mes camarades parce qu’ils me raillaient sans cesse et que je ne savais pas me mêler à leurs jeux ; je n’accompagnais pas mes frères quand ils se rendaient aux assemblées des bourgs voisins de la ville ; je restais seul à la maison, mais je ne m’ennuyais guère, car, dévoré par un perpétuel besoin de lecture, je lisais ardemment tous les livres qui me tombaient sous la main. Je grandissais cependant ou plutôt j’allongeais, et le temps vint de me faire commencer des études plus sérieuses. Les services obscurs, mais dévoués, que mon père avait rendus pendant de longues années, sa pauvreté, sa probité proverbiale, sa nombreuse famille, lui valurent la protection du préfet, qui obtint pour moi une bourse au collège. Ce fut un éclat de rire général lorsque j’y fis mon entrée, vêtu d’un vieil habit trop court d’où mes bras s’échappaient à moitié et couvert d’un pantalon qui faisait paraître mes jambes plus grêles et plus démesurées encore. Ce fut à qui s’en moquerait. On m’avait surnommé Cotret Ier ou le prince Échalas ; je m’en consolais en travaillant, et j’étais d’une nature si placidement douce que mes camarades finirent par s’accoutumer à moi, comprenant que ce qu’ils appelaient volontiers ma bêtise n’était peut-être bien que la mansuétude d’une âme incapable de méchanceté. Dans les compositions, j’étais souvent le premier ; à la fin de l’année, j’obtenais presque tous les prix ; les professeurs m’aimaient pour mon assiduité au travail, les maîtres d’étude pour la régularité de ma conduite ; en somme, j’étais heureux.

Lorsque j’eus terminé mes études en méritant le prix d’honneur, ce qui me valut une aubade des deux tambours du collège, tout était bien changé dans ma famille. Mon père et ma mère étaient morts ; deux de mes frères, enlevés par la conscription, servaient à l’armée ; deux autres étaient allés tenter la fortune en Amérique ; ma sœur mariée habitait Saint-Malo, et mon dernier frère venait de s’établir