Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/564

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qu’il m’en rendait honteux. Je quittais mon travail alors, j’allais au café, j’y restais tard, m’amusant aux sornettes que l’on y débitait, mais troublé cependant par la voix de ma propre conscience, qui me disait : « Tu as tort, Floréal, la voie droite n’est pas celle où tu t’engages. » Après ces soirées, qui n’eussent été des excès pour personne, mais qui pour moi étaient presque des débauches, j’avais un sommeil agité et tout troublé de rêves étranges ; il me semblait que j’étais un beau capitaine reluisant d’or, buvant de larges rasades, embrassant des femmes charmantes, et donnant de grands coups d’épée à tout venant.

Au matin, je me réveillais triste et découragé de n’être qu’un pauvre professeur dans un collège de province. On avait remarqué que parfois je fréquentais les cafés, et déjà j’avais entendu dire : « Floréal se dérange ! » Je rougissais alors de ma conduite, je me répétais la belle phrase de Montaigne : « Le vice laisse comme un ulcère en la chair, une repentance en l’âme qui toujours s’égratigne et s’ensanglante elle-même, » et je me promettais de ne plus me montrer dans les lieux publics, où, pour obéir à des suggestions qui m’étaient odieuses, je compromettais ma dignité, mon savoir et ma considération. Je tenais ma promesse, mais ce n’était pas sans supporter des luttes terribles contre cet ennemi intérieur qui m’était, pour ainsi dire, inhérent et subjectif. Quand à force de ténacité j’avais réussi à le vaincre, il se retournait avec une prestesse merveilleuse vers quelque autre défaut qu’il essayait de faire naître ou de développer en moi. Ses évolutions me déroutaient, et je tombais innocemment dans les pièges qu’il me tendait. « Si tu savais, me disait-il, comme on se moque de toi dans la ville, tu n’oserais plus sortir ; c’est à qui raillera ta grotesque tournure et tes mouvemens de télégraphe cassé ; on se retourne pour te voir, les enfans te suivent en te montrant la langue ; tu es un objet de ridicule pour tout le monde, et tu ferais bien, dans ton propre intérêt, de donner une bonne leçon au premier drôle qui rira de toi. » Je lui répondais, mais, hélas ! sans pouvoir le convaincre, que les défauts physiques sont insignifians et que les beautés de l’âme importent seules à la grandeur humaine. « Esope était bossu, disais-je, Tyrtée contrefait, Annibal borgne, Démosthènes a été bègue, Alexandre avait le cou de travers. Marins avait les jambes couvertes de verrues, César était chauve, Charlemagne avait les pieds hors de toute proportion, ce qui ne les a pas empêchés d’être de grands hommes. » Vains argumens, rhétorique inutile ! l’officier maudit faisait si bien que ce jour-là je sortais sentant en moi une hardiesse inconnue ; j’allais par la ville, donnant à ma démarche tout ce qu’elle pouvait avoir de martial et à mes regards tout ce qu’ils comportaient de provocant.