Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/568

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n’arrivait jusqu’à moi ; je ne percevais qu’un chant léger auquel le bruit monotone du rouet faisait une basse continue. Je laissai là ma besogne ; je repoussai de la main une longue dissertation que je venais de terminer sur l’acies obliqua d’Épaminondas, et, mettant ma tête dans mes mains, je m’abandonnai tout entier au plaisir que j’éprouvais. Quand la chanson eut cessé et que tout fut rentré dans le silence, je fus surpris de me trouver les yeux humides. Je me levai, je marchai dans ma chambre ; pour la première fois, elle me parut triste, trop grande et comme déshabitée. Il me sembla qu’elle serait égayée, et que je serais plus heureux, si près de ma table il y avait un rouet qu’une jeune fille semblable à celle que j’avais rencontrée le matin tournât en chantant. Je me couchai ; mais, au lieu de prendre Frontin pour continuer mon travail avant de m’endormir, j’ouvris un volume d’Ovide, et, lisant le treizième livre des Métamorphoses, j’eus quelque pitié du sort de Polyphème.

Le lendemain matin, comme je venais de descendre pour aller chercher, chez la crémière, la tasse de lait qui compose, avec un petit pain de seigle, mon déjeuner quotidien, je rencontrai une vieille voisine avec qui je causais quelquefois, et que j’aimais beaucoup, car elle m’avait soigné dans une maladie que j’avais eue peu de mois auparavant. Je l’abordai et lui dis en souriant : « Quel est donc le rossignol qui, le soir, chante si bien dans notre maison ? — Ah ! dit-elle, il ne faut pas lui en vouloir, à la pauvrette, si sa chanson vous a empêché de travailler ; elle est aimable et ne recommencera plus, si elle apprend qu’elle vous a dérangé ; mais, vous savez, ces jeunesses, il faut que ça chante, ou bien ça étouffe. C’est la fille de Darnetal, le gros mercier de la rue Saint-Jean ; la mère est morte il y a six mois ; le père est devenu paralytique ; il a fallu vendre le magasin ; ce pauvre M. Darnetal s’est retiré avec un peu d’argent, pas grand’chose, vous pensez bien ; alors il est venu habiter notre maison avec sa fille. Lorsqu’elle chante en filant au rouet, cela amuse son pauvre homme de père qu’il faut soigner comme un enfant, car il ne peut plus remuer les jambes, c’est une pitié que de le voir ; la pauvre Célestrie est bonne pour lui et ne le quitte pas, quoique ce soit bien triste pour une fille de vingt ans passés de vivre toujours avec un impotent, sans compter que cela pourrait bien l’empêcher de s’établir. » La bonne femme continua, et, comme elle était fort bavarde, se perdit dans mille détails qui m’intéressaient, quoique je les jugeasse superflus. Elle ne cessait de parler et je ne cessais de l’écouter, lorsque, se retournant tout à coup, elle me dit : « Tenez, la voilà, cette belle chanteuse ! » Et s’adressant à Mlle Darnetal : « Bonjour, ma mignonne, lui dit-elle, voilà monsieur Floréal, un savant tout entier dans ses livres, qui se