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plaint que vous l’empêchiez de travailler avec vos chansons. » Célestrie me regarda d’un air boudeur en me disant : « Excusez-moi, monsieur ; je ne chanterai plus, puisque cela vous gêne. » J’aurais voulu disparaître sous terre, tant j’étais troublé et furieux de la façon ridicule dont cette sotte vieille femme avait interprété ma question ; je me sentais très rouge et tout paralysé par ma timidité. Je fis un effort, et je répondis quelques phrases sans suite, mais qui purent faire comprendre à la jeune fille que, loin de me déplaire, son chant m’avait charmé. Elle tenait sa boîte à lait d’une main et de l’autre un panier plein de provisions. Je m’enhardis jusqu’à lui demander la permission de l’aider et de porter son panier jusque chez elle. « Ce sont, lui dis-je, de petits services qui sont permis entre voisins. » Elle me laissa faire avec bonne grâce, et comme elle s’excusait de la peine qu’elle me causait, je lui répondis avec une certaine galanterie que le chant que j’avais entendu la veille me récompensait, et au-delà, de toutes les peines que je pouvais prendre pour elle. Je la quittai à sa porte en lui disant que je serais heureux si je pouvais rendre quelques soins à son père, dont je connaissais la triste situation. La vieille voisine nous avait suivis ; au moment de rentrer chez elle, lorsque déjà Célestrie avait disparu, elle me heurta le coude d’un air railleur, et avec ce rire bête des gens maladroits qui croient faire une finesse, elle me dit : « Ah ! grand séducteur, vous en tenez pour la petite ! » Je m’éloignai sans même daigner lui répondre.

Sa phrase maligne m’était cependant restée au cœur, et j’y pensais en me rendant au collège : « Séducteur, me disais-je ; non pas ! j’ai de la probité ; il ne faut pas qu’on puisse m’appliquer les paroles de Virgile : Vetitos invasit hymenæos ! Cette jeune fille est charmante, et j’en veux bien faire la compagne de ma vie, mais devant Dieu, dont les ministres nous béniront, en loyal mari et non pas en abusant de sa sainte innocence. » J’aurais été, je l’avoue, fort embarrassé pour abuser de son innocence, car, je l’ai dit, j’étais un pauvre séducteur, ignorant toutes les choses de l’amour et sans pouvoir sur moi-même pour les affronter. J’étais honnête, voilà ce que je savais. Bien des idées confuses m’assaillaient à travers lesquelles je démêlais seulement que j’étais fort troublé, et que pour la première fois de ma vie j’étais préoccupé par une image de femme. Cette préoccupation se fit jour, pendant ma classe, au moment où j’expliquais à mes élèves un passage de la Pharsale de Lucain. Je m’interrompis tout à coup, oubliant où j’étais, et, répondant à mes propres pensées : « Célestrie, dis-je, n’est qu’un nom de baptême, il est vrai ; mais ce nom était, comme mon nom de famille, souvent porté chez nos pères les vieux Normands. En effet, j’ai découvert dans une charte datant du roi Guillaume qu’un certain Noël,