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accompagné de sa femme Célestrie, se rendit en Angleterre après la conquête : Quidam Noel nomine et Celestria uxor ejus venerunt in exercitu Wilhielmi bastardi, in Angliam… Ce rapprochement est digne de remarque et peut même servir de base à de sérieuses négociations matrimoniales. » Les rares écoliers qui m’écoutaient éclatèrent de rire, et le tumulte de cette joie me rappela douloureusement que je devais faire un grand effort sur moi-même pour rester maître de mon esprit.

J’abrège par raison ce récit, sur lequel il me serait si doux de m’étendre. J’aurais voulu raconter les émotions dont débordait mon cœur, peu accoutumé à de pareilles fêtes ; mais à quoi bon ces détails dont ma mémoire est pleine et qui n’ont de charmes que pour moi ? Qu’il suffise de savoir que j’allai voir M. Darnetal, qui m’accueillit avec bonté, que mes visites se renouvelèrent jusqu’à devenir quotidiennes, et qu’au bout d’un mois j’étais amoureux fou de Célestrie. Chaque soir, je descendais près de son père, et je jouais aux dominos avec lui ; on approchait la table du fauteuil où le retenait son infirmité, et pendant qu’il me gagnait facilement, car ma pensée était loin de mon jeu, Célestrie faisait tourner son rouet au bruit de ses chansons. J’avais tout oublié, le grec, le latin, Homère, Horace, Virgile, Ovide lui-même, car ses poèmes sur l’amour me semblaient une fade rhétorique en comparaison de ce que j’éprouvais. Célestrie me recevait gracieusement, mais je ne remarquais en elle aucun de ces symptômes extérieurs par où la passion qui me dévorait éclatait au grand jour. M’aime-t-elle ? était l’incessante question que je me posais sans pouvoir la résoudre. « Si tu veux le savoir, demande-le-lui, » me disais-je ; mais mon indomptable timidité me fermait les lèvres et refoulait vers mon cœur déjà trop plein toutes les pensées que je n’osais en laisser échapper.

Ces tourmens ou plutôt ces délices duraient depuis six semaines déjà, et je ne pouvais me décider à faire au père de Célestrie une demande définitive. Je croyais me donner du courage et me mettre moi-même au pied du mur en allant à la mairie retirer les papiers qui pouvaient m’être nécessaires pour mon mariage ; mais ce fut en vain : je lisais ces paperasses qui me parlaient de la mort des miens, et je ne prenais aucune résolution. Chaque jour, en revenant de faire ma classe et en me promenant dans les prairies que baigne l’Odon pour distraire, par un exercice violent, les angoisses qui m’étouffaient, je me disais : « Ce soir, je parlerai. » Le soir venait, j’allais près de M. Darnetal, et nous commencions à jouer. Je me disais alors : « À la fin de cette partie-ci, je parlerai. » La partie finissait, nous en recommencions une autre, et je ne parlais pas. Dix heures sonnaient au coucou pendu à la muraille et je remontais chez