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moi, désespéré de ma sottise et me disant : « Ce sera pour demain ; » mais les mêmes scènes se renouvelaient le lendemain, car mon trouble ne diminuait pas. Enfin, comprenant que jamais je n’oserais parler, je me décidai à écrire. Je fis une lettre, je la recommençai bien vingt fois, où je demandais à M. Darnetal la main de Célestrie. Je donnai sur ma position tous les renseignemens désirables, et je détaillai le chiffre de mes économies ; je terminai cette lettre par un post-scriptum où je disais : « J’attends votre réponse avec une anxiété inexprimable ; si elle est négative, adieu, car je quitterai la maison et ne vous verrai plus ; je ne sens pas dans mon cœur le courage d’affronter, après un refus, la vue de celle que j’aime. Si cette réponse doit être favorable, ne me faites pas languir ; frappez trois coups au plafond de votre chambre, je les entendrai, et j’irai me jeter dans les bras de celui qui veut bien faire mon bonheur et devenir mon père en me donnant sa fille ! » A l’heure où j’avais l’habitude d’aller chez M. Darnetal, j’envoyai cette lettre, et j’attendis. Jamais damné heurtant aux portes du ciel ne fut dans une telle angoisse. J’étais immobile, n’osant remuer dans la crainte de faire du bruit. Je savais que le sort de ma vie se débattait au-dessous de moi, à mes pieds ; je tremblais de tous mes membres et je me disais : « Malheureux ! jusqu’à quelle espérance as-tu osé monter ? on va te rire au nez et te renvoyer ta lettre. » Je m’appuyais contre la muraille pour ne pas tomber ; il me sembla qu’au-dessous, chez M. Darnetal, j’entendais remuer une chaise ; mon cœur battait à rompre. Un premier coup retentit, je n’attendis pas le second, je descendis l’escalier je ne sais comment, j’ouvris la porte, je me jetai aux pieds de Célestrie. Je voulus parler, lui dire que je l’aimais, que j’étais l’être le plus heureux du monde ; mais le cantique d’amour qui chantait dans mon cœur ne put parvenir jusqu’à mes lèvres, et je m’évanouis.

Un mois après, nous étions mariés. Je ne dirai rien de mon bonheur, car je ne sais point de mots humains qui puissent, non pas le raconter, mais en donner seulement une idée. Il fut momentanément troublé par la mort de mon beau-père, qui s’éteignit près de nous, heureux de savoir l’avenir de sa fille à jamais assuré ; mais, à la honte du cœur humain, je dirai que ma douleur ne fut pas de longue durée, et que toute pensée donnée à ce pauvre mort qui avait été si bon pour moi me semblait un vol fait à la félicité au milieu de laquelle je vivais. Ma femme était charmante, et je l’adorais ; le petit avoir qu’elle m’avait apporté, joint à mes émolumens de professeur et au revenu de mes économies, nous mettait dans une situation excellente. Nous n’avions que des goûts simples, et les six ou sept mille livres de rente que nous parvenions à réunir suffisaient