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jalousie. Nous avions parcouru tout le champ de foire, nous arrêtant tantôt à écouter les paroles ridicules que les paillasses débitent du haut de leurs tréteaux, tantôt à regarder les élans d’une danseuse de corde qui bondissait au bruit d’un mauvais orchestre, perdant notre temps en un mot à mille spectacles sans goût, dont Henriette et Célestrie se divertissaient. Nous étions même entrés dans une tente où une somnambule débitait ses oracles. Cette femme m’avait pris pour un capitaine, ce qui me causa un grand trouble, car je pensai tout de suite au malheureux que j’avais tué jadis, et qui si longtemps avait revécu en moi. Nous revenions donc, et je marchais en baissant les yeux, préoccupé de mes souvenirs, lorsque Henriette s’arrêta devant une boutique où s’étalaient des bimbeloteries, des rubans, des pains de savon et quelques menus bijoux. Elle prit un collier d’ambre transparent qui reposait sur un lit de coton, et le marchanda. On lui demanda cinquante ou soixante francs, je ne sais plus au juste, et, comme elle se récriait sur ce prix élevé, on lui fit remarquer que les perles étaient fort grosses, bien taillées, sans défaut et toutes à peu près de même dimension. M. Fatargolle dit alors à sa femme qu’une pareille dépense serait une folie, et qu’il ne fallait plus y penser. Henriette rendit en soupirant le collier d’ambre à la marchande, et nous continuâmes notre route. Henriette était triste et ne parlait pas ; son mari semblait contrarié de n’avoir pu lui donner ce qu’elle désirait ; Célestrie riait et disait : « L’ambre ne sied pas aux blondes, et c’est faire preuve de goût que de vous refuser cette babiole. » Sur ce propos, les deux femmes se querellèrent, Célestrie avec sa vivacité habituelle et Henriette avec une raideur que je ne lui connaissais pas encore, et qui prouvait combien elle avait été humiliée de ne pouvoir obtenir de son mari le cadeau qui l’avait tentée. M. Fatargolle intervint dans cette petite dispute, et au moment où, arrivés devant la porte de ma maison, nous allions nous séparer, il dit à sa femme : « Voyons, mauvaise tête, calme-toi ; demain soir, nous irons acheter ce collier d’ambre, puisqu’il te fait envie. » Henriette fut si contente qu’elle embrassa son mari au milieu de la rue.

Tout le reste de la soirée, Célestrie fut de méchante humeur, et, quelques efforts que je fisse, je ne pus parvenir à l’adoucir. « Cette Henriette est une coquette avec ses airs de sainte nitouche, disait-elle, et son mari est un pauvre sire de ne pas savoir lui résister. » Je hasardai une timide observation qu’elle reçut fort mal, et je me couchai sans avoir pu réussir à calmer son inexplicable irritation. Le lendemain, en revenant du collège à mon heure ordinaire, après avoir fait ma classe du matin, je fus très surpris de ne point trouver Célestrie à la maison ; j’allais m’enquérir de cette absence inaccou-