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« Pauvre monsieur Floréal ! » Je laissai tomber ma tête sur son épaule, et je pleurai. Elle me caressait le visage de sa main, comme on fait aux enfans qu’on veut calmer. Dans mon cœur, Célestrie fermait les yeux et semblait se raidir contre une insupportable émotion. « Ah ! Henriette, disais-je, qui remplacera jamais celle que j’ai perdue ? » Il me sembla que sa bouche murmurait à mon oreille : « Moi ! » Je relevai le front, nos lèvres se rencontrèrent, et, avant même que j’eusse pu combattre, j’étais vaincu.

Nous fûmes coupables, si c’est être coupable que d’obéir aux impulsions terribles de la nature ; je trahissais un ami : bien plus, je trahissais un souvenir sacré, et lorsque je restai seul après cette crise, je demeurai longtemps absorbé dans un engourdissement douloureux. Mon trouble intérieur n’était pas près de finir, et il se refléta dans ma vie d’une façon déplorable. Célestrie me dirigeait, je subissais son influence sans pouvoir m’y soustraire, et cette influence étrange et mobile imposait à ma conduite d’inexplicables contradictions. Quand j’étais seul, Célestrie, douce, charmante, quoique attristée, me parlait d’Henriette sans colère. Je me trouvais heureux alors, un grand calme se faisait dans mon cerveau, si souvent battu d’idées contraires, et j’estimais que nul au monde n’avait ce bonheur de posséder une maîtresse enviable et de sentir exister en soi une créature autrefois adorée ; mais il n’en était plus ainsi lorsque, dans nos rendez-vous, Henriette et moi nous étions réunis ; on eût dit alors que Célestrie devenait folle ; elle s’agitait dans mon cœur comme si elle eût voulu se jeter sur sa rivale ; toute son ancienne jalousie contre elle se réveillait avec des ardeurs d’injustice que je ne soupçonnais pas, mais que je subissais avec ma passivité ordinaire, tout en m’en effrayant. Pour le plus léger motif, profitant d’un prétexte souvent insensé, j’entrais dans d’absurdes colères contre la pauvre Henriette, qui supportait ces bourrasques sans pouvoir en deviner la cause. « Ah ! Floréal, me disait-elle, mon Dieu ! comme vous êtes méchant, vous que je croyais si doux ! » Ces paroles me rappelaient à moi-même, je faisais un effort désespéré, je réduisais Célestrie au silence, et, m’inclinant vers Henriette, qui pleurait, je lui disais en lui baisant les mains : « Ah ! je vous aime tant et je suis si bon pour vous quand vous n’êtes pas là ! » Elle riait de cette phrase, qu’elle appelait une naïveté, car elle ne se doutait guère de l’inconcevable réalité que ces mots renfermaient. Je pourrais affirmer, sans crainte de me tromper, que Célestrie s’efforçait de se substituer en moi à Henriette, et il me semble, tant l’apparition était violente, que parfois je n’ai pas su laquelle des deux je tenais dans mes bras.

Cette vie de lutte était affreuse ; je souffrais beaucoup, et j’essayais en vain de calmer le fantôme jaloux qui m’habitait. Pendant mes