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pris d’inexplicables fureurs dont il s’excusait, quand l’accès était passé, en disant : « Ce n’est pas moi, c’est ma femme. »

Il ne se plaignait pas, acceptait son sort avec humilité, était persuadé que ce n’était pas lui-même, mais Célestrie qu’on retenait en prison pour le crime qu’elle avait commis sur Henriette, lisait beaucoup et écrivait souvent pendant des heures entières. « Il faut qu’on sache la vérité, disait-il ; je compose un grand traité qui est toute une philosophie nouvelle. » On lui laissait, dans ses jours de calme, une liberté relative dont il n’abusait pas ; un matin même il alla trouver le directeur et lui dit : « Monsieur, je vous prie de me faire surveiller, parce que ma femme s’ennuie ici et désire se sauver ; je ne veux point prêter les mains à un pareil projet, et je vous serai obligé de mettre obstacle à sa fuite. La détention qu’elle subit par moi est la juste punition de son crime. »

A certaines époques de l’année, vers les équinoxes surtout et les jours caniculaires, il se troublait, abandonnait ses tranquilles occupations, injuriait les gardiens et semblait prévoir ses accès furieux. « Prenez garde, disait-il, je sens que Célestrie va se mettre en colère. » Jamais ces avertissemens singuliers n’ont trompé. On l’enfermait alors dans ce triste préau qu’on appelle la cour des agités. On fut obligé parfois de le revêtir de la camisole de force.

En vieillissant, il devint plus calme ; sa santé s’altérait visiblement ; il se traînait affaissé sur lui-même, et n’en profitait pas moins de tous ses instans de repos pour écrire. Bientôt il ne put quitter son lit ; on l’entoura de soins, car il était bon homme, serviable et avait su se faire aimer. Il s’en allait peu à peu, sans secousses, sans angoisses, avec une résignation qui ressemblait bien à la joie d’une délivrance. Son dernier mot fut pour sa femme. « Ah ! ma chère Célestrie, nous allons donc partir ensemble ! »

On découvrit après sa mort, sous son matelas, un énorme manuscrit ; c’était le fameux traité dont il s’était tant occupé, un gros volume, tout en langue latine et intitulé : De la Résurrection des morts dans les vivans, et des modifications que cette importante découverte doit apporter aux lois morales, philosophiques et politiques qui sont actuellement en vigueur, par Marius-Floréal Longue-Heuze, autrefois professeur au collège de Caen. On garde encore ce manuscrit à l’hôpital, et on le montre aux curieux qui visitent la maison.


Maxime Du Camp.