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chaque fort situé sur le bord de la Caspienne, ils envoyèrent dans la direction de l’Aral des compagnies de soldats chargées d’établir, sans se presser, une ligne de blockhaus s’étendant comme une barrière d’une mer à l’autre mer. Dès qu’un campement militaire était mis à l’abri de toute attaque et pourvu de puits et de jardins, on organisait un autre campement plus avant dans le steppe. Semblable à ces tiges traçantes qui, de distance en distance, plongent leurs racines dans le sol, l’armée russe d’occupation projetait ainsi vers la mer d’Aral ses postes avancés. Enfin les plaines furent enserrées de toutes parts ; mais la Russie avait conquis un désert : sans attendre que le cercle d’acier se fût refermé autour d’eux, les Turkmènes nomades avaient prudemment pris la fuite.

Les steppes arides d’Astrakhan et de l’Aral n’ont pas été seuls à perdre leur ancienne population ; les rivages fertiles qui s’étendent au pied du Caucase ont été de même en partie désertés. Derbend, Bakou, n’offrent plus que les restes de leur antique splendeur, et la Transcaucasie Caspienne, où les Argonautes allaient autrefois conquérir la toison d’or, où tant d’érudits théologiens ont cherché le paradis terrestre, n’offre guère que des campagnes laissées en friche. Les seules parties du pays où l’on trouve encore des bourgades et des cultures clair-semées sont les rives des fleuves ; les anciens canaux d’irrigation ne servent maintenant qu’à former des marécages, et ces régions, jadis salubres, sont aujourd’hui ravagées par des fièvres mortelles. La description que Strabon fait de ces contrées leur convient de nos jours aussi peu que la description de la Babylonie par Hérodote convient aux plaines de l’Euphrate : on dirait qu’un souffle de mort a passé sur elles, flétrissant les arbres, exterminant les peuples.

Toutefois, si les bords de la Caspienne, comparés à d’autres régions d’Europe moins favorisées, sont pour ainsi dire dépeuplés, peut-être, pensera-t-on, la Russie a-t-elle su profiter des immenses avantages commerciaux que lui offre la Caspienne, et y créer au moins quelques marchés où s’opèrent les échanges entre les peuples de l’Europe et ceux de l’Asie. Dans le monde entier, il n’est pas une seule mer qui soit plus admirablement placée pour le commerce du monde que la Méditerranée russe. Située au centre du continent, elle baigne à la fois l’Europe et l’Asie ; elle étend d’un côté ses baies sur les plaines du nord, de l’autre reflète dans son bassin la splendide végétation des tropiques ; elle unit deux mondes que le Caucase tente vainement de séparer l’un de l’autre par sa haute muraille de rochers et de glaces. Elle semble destinée à devenir le grand chemin du commerce de l’Europe avec l’Inde et la Chine, et le Volga, ce grand fleuve que Strabon prenait pour un bras de mer, est, en effet comme un