Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/629

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précepte ; la belle page que nous venons de citer est empruntée à cette introduction du Sic et Non qui a jeté tout à coup une si vive lumière sur la philosophie du moyen âge. Qu’est-ce donc que cet ouvrage, le Sic et Non? Une vaste collection de textes empruntés à l’Écriture et aux pères, collection étrange et dont la pensée seule est singulièrement hardie, car il résulte de cet assemblage d’opinions que sur maintes questions théologiques les évangélistes, les apôtres, les pères, les docteurs ont donné des réponses différentes. Abélard pose les problèmes et cite les solutions contraires que lui fournissent ses lectures; d’un côté se trouvent l’affirmation, de l’autre la négation, et toutes les deux ont pour elles des autorités considérables. En un mot, le oui et le non, le pour et le contre, sont confrontés par le maître; de là le titre de cette singulière compilation, comme il l’appelle. Sic et Non. Il n’y a donc pas d’unité dans l’enseignement de l’église? Il n’y a donc rien de certain dans la tradition? L’unité existe, la certitude aussi, mais il faut les conquérir; comment? Par la dialectique. Voilà le sens du livre, voilà la portée de cette entreprise. Abélard ne donne pas lui-même l’exemple de cette recherche qu’il recommande ici; il ne révèle pas à son lecteur la solution des antinomies qu’il prend plaisir à ranger en bataille; cette récompense était réservée sans douté aux innombrables auditeurs qu’il réunissait autour de sa chaire, et qu’il entraîna jusque dans les thébaïdes de son exil. M. Cousin a dit spirituellement que ce livre était « la table des matières de ses traités dogmatiques de théologie et de morale; » on peut y voir aussi une sorte de programme de ses plus audacieuses leçons. Avec quelle curiosité les jeunes théologiens du XIIe siècle ne devaient-ils pas se porter aux leçons d’un dialecticien qui, après avoir accumulé ainsi de telles difficultés, se faisait fort de les résoudre !

Il ne faut pas vouloir rapprocher des périodes que séparent des abîmes; comment ne pas remarquer toutefois de curieuses analogies, en même temps que des différences frappantes, entre les antinomies d’Abélard et celles d’Emmanuel Kant? Abélard nous montre dans la tradition chrétienne des affirmations qui s’excluent, et cependant, malgré cet antagonisme d’autorités diverses qui semblent condamner l’esprit au doute, il conduit ses auditeurs ou promet de les conduire à une solution qui satisfera leur pensée et confirmera leurs croyances. Kant signale dans nos facultés mêmes des tendances opposées, des lois contradictoires, tellement que nous sommes réduits, si son système est vrai, à une incertitude absolue sur toutes choses, et ce même homme, appuyé sur le sentiment moral, va reconstruire à sa manière l’édifice qu’il vient de détruire. Les antinomies de Kant portent sur les facultés de l’entendement humain, c’est-à-dire