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sur la vie même de l’esprit, et c’est là ce qui donne à sa philosophie un caractère si désespérant pour ceux qui en subissent les formules sans pouvoir en admettre le correctif. Les antinomies d’Abélard offraient-elles des difficultés moins redoutables aux hommes du moyen âge ? Elles portaient sur l’Écriture sainte, sur le texte des Évangiles, sur les décisions des Pères, c’est-à-dire sur ce qui était alors le fondement de la vie intellectuelle et morale. Du scepticisme de Kant est sorti un immense effort de la pensée philosophique, et l’assembleur d’antinomies a eu pour héritiers les intrépides constructeurs de systèmes qui ont prétendu à la science universelle ; du doute provisoire d’Abélard est né le vigoureux élan de la dialectique du moyen âge, et les successeurs de l’homme qui ne voyait que des contradictions dans les textes consacrés ont trouvé dans ces textes mêmes une parfaite conformité avec la philosophie d’Aristote. On a souvent comparé Abélard avec Descartes : si l’on songe aux antinomies du Sic et Non, il n’est peut-être pas hors de propos de signaler aussi ses rapports indirects avec Emmanuel Kant.

Il y a des rapprochemens plus curieux, à faire entre Abélard et certains écrivains de l’Allemagne, bien que le précurseur de Descartes soit une physionomie toute française. Il est vrai que les Allemands dont je parle n’ont fait eux-mêmes que reprendre des idées françaises et les développer avec vigueur. En confiant à la dialectique le soin de résoudre les antinomies des Écritures, Abélard devait être amené nécessairement à fonder ou du moins à provoquer une science nouvelle, la critique des livres saints. C’est là en effet une des choses qui donnent au Sic et Non une importance particulière. Les bénédictins Martène et Durand, expliquant pourquoi ils ne publient pas le Sic et Non dans leur Thesaurus avec l’Hexameron et la Theologia christiana, disent que cet ouvrage est indigne de voir le jour, et qu’il mérite d’être condamné aux ténèbres éternelles. D’où vient une telle colère chez les doux et pieux érudits ? Rien de plus simple : ils venaient d’entendre la grande voix de Bossuet foudroyant Richard Simon, et ils retrouvaient chez le théologien du XIIe siècle les principes de cette science qui effrayait l’évêque de Meaux. Oui, ce savant, cet audacieux Richard Simon que Bossuet a combattu avec tant de colère et d’épouvante, ces théologiens de Berlin ou de Halle, de Goettingue ou de Tubingue, qui depuis plus d’un demi-siècle ont renouvelé le champ de la tradition évangélique avec une curiosité si ardente, quelquefois même avec une émotion si religieuse, ont eu pour précurseur en ces périlleux domaines le grand orateur philosophique de la montagne Sainte-Geneviève. L’exégèse allemande, si fière des hommes éminens qu’elle a produits, des laborieuses écoles qu’elle a fondées, et qui, tout mis