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milité d’un cœur qui s’est donné à jamais apparaît à chaque ligne de ces pages trempées de larmes. On trouve parfois qu’elle s’humilie trop lorsqu’on lit les réponses d’Abélard ; mais ce contraste même la relève, et son abaissement lui assure une dignité immortelle. « Héloïse, a dit M. de Rémusat, est la première des femmes. » Il faut lire dans le texte donné par M. Cousin cette correspondance incomparable, et si l’on songe au milieu de quel monde apparut un amour si complet, si dévoué, si résigné au sacrifice, si délicatement purifié, si ardemment associé aux extases de la vie religieuse, on ne trouvera pas que l’historien d’Héloïse ait placé trop haut cette merveilleuse figure.

C’est à Héloïse encore que se rapportent les autres ouvrages renfermés dans le premier volume, ici tout un recueil de vers, là toute une série de sermons pour les principales fêtes de l’année. Amboise, au XVIIe siècle, avait eu en sa possession un grand nombre d’hymnes ou de séquences composées par Abélard pour l’abbesse du Paraclet, et, bien qu’il y trouvât une tendre inspiration chrétienne, il avait négligé, on ne sait pourquoi, de les insérer dans son édition. Un savant belge, M. OEhler, les a retrouvées à Bruxelles il y a quelques années, et il songeait à les publier quand la-mort l’emporta : peu s’en fallut que ce secret ne disparût avec lui; mais M. Cousin veillait sur l’intéressante découverte, il s’empressa d’acquérir les copies fidèlement prises par M. OEhler, et on peut lire dans les Œuvres complètes d’Abélard quatre-vingt-treize hymnes que l’on croyait perdues. Le principal intérêt de ces poésies assurément, ce sont les circonstances où elles sont nées ; Héloïse les avait demandées à Abélard pour les faire chanter à ses religieuses. La collection de ses sermons n’a pas une moindre valeur; d’après le Sic et Non et les traités de dialectique, on se représente aisément le grand orateur tenant suspendue à ses lèvres la foule immense des jeunes théologiens avides de lumières nouvelles, avides surtout de combats spirituels et d’émotions philosophiques; on se figure moins bien ce roi de l’école cherchant à édifier une communauté de femmes. La dialectique domine dans ces sermons, une dialectique souvent bizarre, confuse, pédantesque, hérissée de citations sans fin; on y rencontre pourtant quelques mouvemens du cœur, et c’est là en définitive un curieux épisode dans l’histoire de la prédication au moyen âge. Le sermon sur saint Jean-Baptiste est remarquable entre tous par la hardiesse des pensées et la vivacité des peintures. Je ne m’étonne pas d’y trouver une amère satire de la société monacale du XIIe siècle, puisque saint Bernard a poursuivi d’anathèmes bien autrement redoutables certains couvens de son époque; mais on peut être surpris qu’Abélard traite si longuement un pareil sujet devant les sœurs d’Héloïse. « Quel collecteur d’impôts, s’écrie-t-il, est plus avide,