Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/642

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qu’il n’était pas vaincu : la liberté est immortelle ! Est-ce donc l’autorité qui a souffert dans cette lutte? Pas davantage. Liberté et autorité, foi et raison, ce sont là des besoins de l’âme, besoins qui se concilient difficilement, forces opposées qu’il faut accorder, qu’il faut pacifier au moins, mais qu’il est impossible de faire disparaître. Il y a des époques où l’une de ces deux tendances de l’esprit de l’homme prend le dessus et opprime l’autre. Tantôt c’est la foi, une foi aveugle qui est sans pitié pour la raison, tantôt c’est la raison, une fausse raison qui outrage et opprime la foi : luttes impies, et dont la dernière heure peut-être n’a pas encore sonné. L’infirmité de l’humaine nature peut-elle se promettre, hélas! l’équilibre complet de ces deux puissances? Les siècles qui ont le plus approché de cet équilibre sont les siècles privilégiés de l’histoire; c’est par exemple, non pas le siècle tout entier de Bossuet et de Descartes, de Pascal et de Fénelon, mais une bien courte période de cet âge, et encore, dans cet espace si limité, que de conflits secrets, que d’inquiétudes réciproques! L’union complète de ces deux instincts aussi sacrés l’un que l’autre, l’harmonieux développement de la raison et de la foi, du christianisme et de la science, serait la perfection de la vie individuelle et l’idéal des sociétés humaines : — idéal chimérique, dira-t-on, idéal impossible à réaliser, qu’importe? Quelqu’un l’a dit avec autant de profondeur que de grâce, « il n’y a que des commencemens dans la vie. » Parce que l’une des œuvres que la Providence nous impose ne doit pas trouver son couronnement ici-bas, est-ce un motif pour ne pas l’entreprendre? Abélard est le premier qui, à ses risques et périls, ait donné ce grand exemple. Sachons-le bien, l’histoire de saint Bernard et d’Abélard ne fait que produire sur une scène dramatique ce qui se passe obscurément au fond de bien des consciences. Or, quand on voit ces deux dispositions, ces deux forces, le besoin de croire et le besoin de comprendre, si énergiquement personnifiées par des champions comme ceux-là, on s’aperçoit bien vite qu’elles sont de droit divin toutes les deux. Nous sommes donc tenus de les concilier en nous, car elles ne disparaîtront pas au gré de nos passions étroites; c’est Dieu qui les a mises dans nos cœurs, elles dureront autant que durera l’humanité.

Une autre idée me frappe encore quand j’étudie ces premières tentatives de la libre pensée au moyen âge : comment se fait-il que des théologiens de nos jours, des théologiens animés d’inspirations toutes chrétiennes, aient trouvé dans ces œuvres d’Abélard, si gravement suspectes autrefois, une source d’édification religieuse ? Comment ces ouvrages, condamnés avec tant de violence au XIIe siècle, peuvent-ils, d’après MM. Henke et Lindenkohl, fournir à notre époque des indications salutaires? S’il ne s’agit que de chercher des