Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/703

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

scepticisme. L’amour de la liberté anima le noble et mâle génie de Mme de Staël; l’enthousiasme des arts promenait Corinne du Capitole au cap Misène : l’art aujourd’hui n’est plus enthousiaste ni libéral, il est calculateur; les grandes images de l’antiquité l’effraient; il n’en prend que le détail curieux et archaïque, assaisonné de quelque saveur libertine. Les héros de lord Byron feraient rire ceux de M. Dumas fils. Leur sauvage grandeur, le mystère de leur destinée, cet orageux assemblage de crimes et de génie, de désordre et d’orgueil, leur fière révolte contre une société dont les petitesses contrastent avec l’infini de leurs rêves, toutes ces belles poésies seraient renvoyées aux nuages d’Ossian et aux torrens de Jean Sbogar. Qu’est devenue la poésie jacobite de Diana Vernon et d’Alice Lee? Dans quelles catacombes du genre troubadour reléguerions-nous l’amour chevaleresque d’Aben-Hamet, l’amour héroïque de don Carlos, l’amour chrétien d’Eudore et de Cymodocée? Descendons quelques années et quelques degrés du temple, et en dehors de toute préoccupation de parti voyons où ont puisé Lamartine, Béranger, Casimir Dalavigne. L’analyse a décomposé l’amour d’Elvire, et c’est l’amant d’Elvire qui s’est chargé de l’opération. Le réveil de la Grèce avait échauffé le versificateur des Messéniennes et fait presque un poète lyrique du chansonnier de Lisette. Désormais la Grèce n’est plus bonne qu’à défrayer le succès d’un livre spirituel et moqueur, où les souvenirs de la ville de Minerve sont étouffés sous des comptes d’arithmétique. Et le moyen âge de M. Victor Hugo ! Le sentiment profond et passionné de l’art gothique fut pour beaucoup dans le succès de Notre-Dame de Paris. Souvenons-nous des sympathies douloureuses qui accueillaient le poète lorsqu’il nous montrait les mutilations subies par son vieux Paris, lorsqu’il demandait de quel droit la truelle et l’équerre des maçons et des architectes patentés avaient touché à toutes ces merveilles, à toutes ces fleurs du passé, dépouillant peu à peu la ville et la cathédrale de leur physionomie originale. Il ne s’agissait alors que de quelques ogives disparues, de quelques rosaces profanées, de quelques sculptures brisées, de quelques arceaux démolis, d’une pincée de cette poétique poussière du moyen âge dispersée par la main des hommes et le souille des révolutions. Aujourd’hui, grand Dieu! nous procédons plus largement; c’est la ville tout entière, c’est son histoire, c’est son âme, c’est sa vie, sa vie mystérieuse et intime, c’est tout cela qui disparaît, sans que personne réclame, pour faire place à des alignemens majestueux et à d’imposantes rangées de maisons toutes pareilles. Là, comme dans le reste de notre triste nomenclature, le symptôme est le même : la jeunesse et la poésie se sont retirées de nous et non pas des œuvres qui nous firent autrefois battre le cœur. Le siècle a vieilli, et ce siècle sexa-