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tent et qui croient se haïr, des affinités secrètes : l’un jure par Aristote, l’autre par Schlegel; mais tous deux concourent au même but parce que tous deux ont foi dans leur idée et dans leur œuvre. Les différences de nationalités et de races, les distances matérielles, ne troublent pas même cet invisible accord, ce chœur radieux des poètes : Lamartine fraternise avec les lakistes sans les connaître ; Sainte-Beuve côtoie Woodsworth sans l’imiter; Alfred de Musset trouve moyen d’accuser dès l’abord son originalité charmante dans le voisinage de Byron ; les mâles et plaintifs accens d’Auguste Barbier répondent à la muse généreuse et patriotique de Leopardi ; la même pensée semble être éclose en même temps chez le chantre de Werther et celui de René, chez le poète de Manfred et le rêveur Obermann. La même tige, épanouie au même soleil, produit des fleurs d’un parfum différent et d’un éclat inégal, mais ayant ensemble un air de famille. Schiller, Chateaubriand, lord Byron, Walter Scott, Thomas Moore, Mme de Staël, Goethe, Wieland, Shelley, Werner, Jean-Paul, sont comparables aux divers instrumens d’une merveilleuse symphonie conduite par un maître divin. Maintenant nous n’avons plus qu’une poésie parcellaire; chacun garde à part soi le morceau qu’il s’est adjugé. Non-seulement les poètes n’ont plus de lien qui les unisse; mais on pourrait croire qu’ils s’ignorent les uns les autres, tant il existe entre eux de séparations et d’abîmes! Nous ne voulons pas discuter ici la question du talent, de la forme, de l’habileté de main, de l’accord étroit entre l’idée et l’image : sur ce point, le débat pourrait s’établir sans trop de désavantage pour quelques-uns des nouveau-venus; mais si l’on convient avec nous que la vraie grandeur de la poésie consiste à faire dans une œuvre individuelle la part aussi large que possible aux idées générales et aux sentimens universels, à quoi doit-elle se réduire entre les mains de ceux qui en font une sorte de puissance égoïste, tristement enfermée avec quelques adeptes et occupée à compter ses stériles trésors ou à varier à l’infini ses vains ornemens? Que deviennent, dans ces déplorables progrès du personnalisme aux dépens de la grande communauté poétique, l’âme, l’inspiration, la pensée collective, poussant vers un même but une génération de poètes et ralliant leurs contemporains autour d’eux comme un glorieux cortège? Le rôle de cette poésie dans la société moderne, la vibration prolongée de cette voix dans l’auditoire, ce patrimoine possédé par tous et confié à quelques-uns pour qu’ils nous le rendent plus fertile et plus riche, où les trouver désormais? Voilà le mal, et ce mal subsiste en dépit des efforts que l’on tente pour le déguiser sous le luxe des détails et le raffinement des ciselures. Aussi, dans ce désarroi où chacun chante son air sans s’inquiéter de