Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/711

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est difficile de triompher. Il y a des périphrases chez M. de Vigny : il y en a chez M. de Lamartine, et nous ne voudrions pas affirmer qu’il n’y en ait pas chez M. Victor Hugo. Dès les premières pages des Epitres rustiques, l’auteur dit à un domestique campagnard : clos ta paupière ! Plus loin un enfant gourmand est atteint de gourmandise pour les besoins de la rime et de l’hémistiche ; ailleurs le jardinier s’appelle l’homme qui préside à notre jardinage; dans la pièce touchante à Brizeux, nous avons souligné ce vers :

La fortune approchant, tu courais t’absenter!


Ces taches ne seraient pas remarquées dans des sujets élevés, grandioses, vraiment poétiques, ou plutôt on ne les y rencontrerait pas. Le sujet aurait naturellement porté le poète et l’eût empêché de tomber par distraction dans le convenu ou le prosaïque; mais dans une épître à un cheval de réforme ou à un écrivain devenu maire de village (n’est-ce pas un peu la même chose?), dans le récit d’un voyage en carriole ou d’une rencontre dans une auberge, il n’y a pas de milieu. Il faut que le ton soit d’une justesse rigoureuse; plus l’idée est familière, plus il est indispensable que le mot s’ajuste étroitement à l’idée, sans quoi la dissonance apparaît toute nue, de même que sur un terrain plat le moindre caillou fait accident. Ce n’est pas pour rien que les rhétoriciens d’autrefois se jetaient tout d’abord dans les bras de la tragédie, et que ceux d’il y a trente ans s’élançaient d’emblée vers le haut lyrisme; ces genres-là ont leur langue faite; le moule est prêt : il ne s’agit plus que d’avoir quelque chose à y mettre. Pour plusieurs de ces épitres rustiques, la langue était à faire, et franchement ce travail ne rapporte point ce qu’il coûte. Les poètes d’origine provençale ne sauraient être assez timorés sur le chapitre des négligences, des suites d’une facilité proverbiale. Le préjugé parisien suppose que le vers est un produit naturel de la Provence, comme les figues et les olives, et il ne faut pas que M. Autran puisse jamais être responsable des improvisations de M. Méry.

M. Edouard Grenier est aussi un amant de l’idéal, mais d’un idéal plus lointain, plus cosmopolite, plus compliqué de figures épiques ou légendaires. Ce n’est pas à lui que l’on reprochera la trop grande familiarité de ses sujets. On pourrait plutôt l’accuser d’étreindre avec trop de hardiesse juvénile et de laisser ensuite à l’état d’ébauches de grandes idées dont une seule suffirait à l’ambition d’un poète. Eschyle, Milton, Shakspeare, sont ses patrons, et il sied au moins de rendre justice au choix de ses modèles et à l’élévation de