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feu d’un soleil implacable, ou errer comme des fantômes sur des plages désolées? Vous êtes poète: ce serait une raison de plus pour être homme, car le poète encore une fois, c’est l’humanité qui chante, c’est l’imagination de tous exprimée et notée par un seul, et voilà que, renonçant à votre plus précieux privilège, vous aimez mieux faire du poète un être exceptionnel, vivant au milieu de créatures fantasques et redoutables où je ne reconnais rien de ce que je sens, de ce que je vois, de ce que j’aime! Quelles sont après tout, et en dépit de tous les systèmes, les vraies sources de la poésie? C’est Dieu, c’est la nature, c’est l’amour, c’est le monde extérieur, c’est la vie intérieure avec l’infinie variété de ses phénomènes et de ses mystères. Eh bien ! dans l’œuvre de M. Leconte de Lisle, le ciel est dépeuplé ; Dieu cède la place à une fatalité cruelle et sourde à nos douleurs, comme le Fatum des anciens; la tristesse est le désespoir; la rêverie est un engourdissement de bête fauve couchée sur le sable brûlant; les animaux sont des monstres; les plantes et les fleurs offrent les caractères de ces végétations excessives dont on ne peut dire si elles sont des merveilles ou des poisons ; le spectacle de la nature, si consolant et si doux, cesse de nous émouvoir et de nous attendrir pour revêtir des formes étranges, exotiques, qui nous étonnent et nous épouvantent. L’amour enfin, l’amour n’est plus seulement la dure loi, le fléau, l’exécrable folie que le poète peut maudire dans un moment de colère contre les fragiles ou décevans objets de ses tendresses; il est un enfer, ses victimes sont ses damnés, et ces suppliciés de l’amour élèvent leur anathème éternel contre l’impitoyable puissance qui leur a donné un cœur pour le meurtrir et des entrailles pour les déchirer. Dans ce terrible inventaire de toutes les forces hostiles ou funestes à l’humanité, les chiens mêmes, ces aimables familiers du foyer domestique, ces compagnons de promenade dont la vue n’éveille que des idées affectueuses, se changent en spectres affamés qui parcourent les grèves, et dont les hurlemens sinistres forment, avec le gémissement des vagues, l’hymne de la désolation et du chaos. Il faut, nous le répétons, des organisations spéciales pour pouvoir supporter ces excès de température poétique. Dans cette transposition violente de tous les objets sur lesquels aime à s’exercer la sensibilité humaine, que peut devenir le rapport nécessaire entre le poète et son auditoire? Et, quand même il s’exprimerait dans un splendide langage, quand même il accomplirait des prodiges de volonté et de science, comment aurait-il sur les âmes une prise suffisante pour caractériser et couronner sa tâche de poète? M. Leconte de Lisle ne peut donc s’en prendre qu’à lui-même s’il n’a pas encore obtenu une renommée égale à son talent; il faut communiquer avec les hommes pour réus-