Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/717

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Ainsi, de quelque nom qu’on le nomme, matérialiste ou fantaisiste, excentrique ou réaliste, cet art nouveau, sorti des ruines de ce que nous avons aimé, garde à nos yeux un tort impardonnable et qui nous gâte d’avance toutes ses qualités : il se sépare de plus en plus des sentimens et des aspirations de l’humanité; il rompt les communications de la poésie avec tout ce qui la faisait vivre et en tirait une vie nouvelle; il est enfin la négation de l’idéal, et par conséquent il seconde parmi nous, au lieu de les combattre, ces penchans mêmes de l’esprit moderne, que nous accusons de notre dépérissement poétique. Volontiers nous comparerions les recherches et les raffinemens de cet art à ces voluptueux suicides que, dans l’extrême civilisation païenne, des épicuriens blasés environnaient de tout ce qui pouvait enchanter leurs regards et enivrer leurs sens. Doit-on en conclure que tout soit désespéré? Nous ne le croyons pas : il ne faudrait pas surtout céder à cette disposition chagrine qui fait aisément supposer que ce qui nous froisse n’a pas de précédens et n’est jamais arrivé ailleurs. En d’autres temps, sous d’autres formes, par suite d’excès différens ou même contraires, la poésie et l’art ont eu à subir des épreuves tout aussi rudes, à traverser des crises tout aussi dangereuses. A quoi se réduit la question ? A savoir si la démocratie, qui règne et gouverne dans l’art comme partout, sera capable, après les premiers tumultes de son installation et de sa victoire, d’avoir, elle aussi, son idéal qui l’élève au-dessus des vulgarités de la vie pratique et des grossières suggestions de la matière. Qu’on ne s’y trompe pas en effet : le réalisme, — pour revenir à un mot si souvent répété, — ne signifie absolument rien qu’une pauvre petite secte inventée par une coterie pour les plaisirs de son orgueil, ou il signifie, ce qui est beaucoup plus grave, l’alliance de la démocratie et de l’analyse, appliquant, l’une ses instincts, l’autre ses corrosifs, à tous les objets qui occupent ou qui charment l’imagination et la pensée. Dès lors la question change de face : il ne s’agit plus de persifler le réalisme ou de le maudire; c’est une puissance de création récente, avec laquelle il faut compter comme avec toutes les puissances, et probablement transiger, puisque c’est d’ordinaire par des transactions que les guerres se terminent. Or il a existé à toutes les époques un trait dominant, un goût, un penchant qui, s’exagérant dans la société, s’exagérait aussi dans la littérature, et qui inspirait aux pessimistes bon nombre de récriminations, de plaintes et d’épigrammes. Cet idéal, de quelque façon qu’on essaie de le définir, — recherche du beau dans le vrai, sentiment de l’infini dans le fini, — il y a bien des manières de le travestir. Aujourd’hui on le fait descendre trop bas. D’autres époques le plaçaient trop haut, le cherchaient même où il n’est pas. Quelques