Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/725

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La commission ne pouvait pas juger par elle-même ; mais elle devait surveiller la manière dont le commissaire extraordinaire de la Porte administrerait la justice. Ce rapprochement ou plutôt ce conflit obligatoire entre les idées de la justice turque et celles de la justice européenne est un curieux sujet d’études. Soit dans la sévérité, soit dans la douceur, il est rare que la commission européenne et le commissaire turc s’accordent un instant. Évidemment ils ne se font pas la même idée de la justice. Quand Fuad-Pacha est à Damas, ce qui l’occupe surtout, si nous en croyons la dépêche de M. Fraser à lord John Russell[1], c’est de « savoir le minimum de condamnations qu’il faudrait à l’Europe pour qu’elle se tînt satisfaite. » Un justicier européen chercherait combien il y a de coupables à punir; le justicier turc s’inquiète du nombre de têtes qu’il faut couper pour contenter l’Europe, et cela de sa part n’est pas cruauté, c’est calcul et hâte d’en finir avec les réclamations de l’Occident. Voilà pourquoi il désire savoir le plus tôt possible le chiffre des condamnations à prononcer, pensant qu’une fois la dette de sang payée, ce sera fini. Quant à se soucier si le sang qu’il y aura à verser sera le sang des coupables du massacre de Damas ou de coupables d’autres crimes, ce sont là des scrupules et des difficultés que ne connaît pas un justicier turc. Aussi le major Fraser écrit à lord John Russell, le 21 septembre, que « l’on vient de pendre neuf criminels condamnés depuis longtemps pour meurtres, et qui, par une raison quelconque, avaient été jusque-là gardés en prison, gens du reste de la lie du peuple, » et qui certes n’avaient pris aucune part aux massacres de Damas[2], puisque pendant ce temps-là ils étaient en prison. Pourquoi donc a-t-on enfin exécuté ces criminels oubliés dans les prisons? Pour faire nombre, pour grossir le chiffre des condamnations qu’il s’agit de présenter à l’Europe.

Quand la justice européenne frappe un coupable, elle ne vise pas seulement à la punition du coupable, elle vise surtout à l’exemple, afin d’intimider les méchans. A Damas, Fuad-Pacha fait exécuter secrètement Achmet-Pacha, coupable d’avoir laissé faire les massacres. M. Fraser se plaint de cette exécution secrète. « Il en est résulté, dit-il[3], que le peuple à Damas ne veut pas croire qu’Achmet-Pacha ait été réellement exécuté, et que le bruit court qu’après un certain semblant de fusillade, Fuad-Pacha a emmené à Beyrouth Achmet le soir même de cette exécution simulée. » Le commissaire ottoman a voulu sans doute empêcher une émeute musulmane ou ménager la fierté des mahométans en dérobant la mort d’Achmet--

  1. Documens anglais, p. 92, n° 106.
  2. Ibid., p. 153, n° 148.
  3. Ibid., p. 152.