Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/753

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rage de résister à cette tentation, qu’il n’oublie jamais au moins de se poser cette question : quelle figure la pièce que je vois représenter ferait-elle dans une grange?

La prédominance du théâtre sur l’art dramatique, du spectacle sur l’œuvre représentée, est aujourd’hui aussi complète que possible. C’est en grande partie aux romantiques que nous devons cette importance exagérée qu’a prise le spectacle, et ce n’est pas la meilleure de leurs conquêtes. Pour mieux battre en brèche le vieux système des unités, pour montrer d’une manière sensible que la variété était la loi du théâtre, ils donnèrent aux accessoires dramatiques une importance inconnue jusqu’alors, et ils introduisirent dans leurs pièces ce luxe pittoresque de décors, de mise en scène, qui aujourd’hui menace d’étouffer l’art dramatique. L’intention était bonne, mais les résultats ont été désastreux. Ils s’autorisèrent justement de l’exemple de Shakspeare et de Calderon ; cependant ils semblèrent trop oublier que les pièces de Calderon étaient jouées entre quatre chandelles, et que les pièces de Shakspeare étaient représentées dans un théâtre qui ne valait guère mieux qu’une grange. Si les contemporains de Shakspeare et de Calderon comprenaient et sentaient les beautés qui naissaient de cette variété de temps et de lieux où les poètes promenaient l’imagination de leurs spectateurs, ce n’était certes point par la richesse de la mise en scène, car en quoi une scène nue, où des écriteaux indiquaient qu’on passait d’une forêt dans un palais, différait-elle pour les yeux de l’éternelle antichambre ou de l’inévitable vestibule où les héros classiques causent avec leurs confidens, sans souci d’être entendus par les conspirateurs qui les guettent, et où les princesses amoureuses se rencontrent avec leurs amans préférés, sans crainte d’être surprises par le premier garde qui passera? La variété des pièces de Shakspeare et de Calderon n’existait pas pour les yeux, mais pour l’imagination des spectateurs. Les œuvres de ces grands poètes sont conçues selon des lois dramatiques différentes des lois du système classique, et elles se trouvent ainsi composées et combinées de manière à permettre tous les luxes de mise en scène que repoussent nos pièces classiques; mais en fait, historiquement, le spectacle n’a jamais été pour rien dans leur succès, et il n’a pas eu pour elles plus d’importance que pour les pièces de Corneille ou de Racine. Quoique conçues et combinées de façon à provoquer les féeries des changemens à vue, elles ont montré qu’elles pouvaient s’en passer, et, comme les grands seigneurs dans la mauvaise fortune, elles ont su se parer de leur propre indigence. Comme les pièces de Corneille et de Racine, elles peuvent être jouées dans des granges, et plus d’une fois les hangars de province en Angleterre ont vu se renouveler la scène des comédiens dans Marion Delorme, sans que les douleurs d’Hamlet aient paru moins pathétiques et les plaintes du roi Lear moins déchirantes.

Le spectacle menace donc d’écraser l’art dramatique dans le théâtre actuel. On en met partout, même dans les pièces qui pourraient le mieux s’en passer. Tout récemment on a repris la Tour de Nesle, et comme on désespérait sans doute de retenir, par le seul attrait de ce vieux drame, les spectateurs corrompus par les féeries du Pied de Mouton, on a cru bon d’égayer les sombres horreurs de cette œuvre baroque et vigoureuse par un