Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/755

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au mélange de bonhomie et de noblesse, d’héroïsme et de vulgarité, de fierté aristocratique et d’ironie presque bourgeoise, qui compose le rôle du prince Nicomède; mais tous les autres acteurs avaient l’air de réciter péniblement une leçon dont ils ne comprenaient pas le sens. On eût dit qu’ils s’étaient donné le mot pour justifier ces charges amusantes de l’antiquité et de l’art classique qui ont rendu presque célèbre le nom de Daumier. La reprise de la Tour de Nesle nous a montré que les traditions de l’art mélodramatique commençaient à être oubliées aussi profondément que les traditions de la tragédie. Les modernes acteurs de nos théâtres populaires ont perdu le secret de leur art. Le nouveau mélodrame et la nouvelle comédie les ont infectés de leur poison et leur ont inoculé un scepticisme déplorable. On voit trop qu’ils sont contemporains de M. Barrière et de M. Dumas fils, et qu’ils ont sacrifié à des dieux nouveaux. Ils ont perdu la fui mélodramatique, et ils jouent sans conviction, sans sincérité, et comme s’ils se raillaient d’eux-mêmes. Ils soulignent ironiquement leur emphase, comme pour inviter le spectateur à se moquer des phrases qu’ils prononcent; ils donnent aux accens de leur voix une note d’ironie comme pour vous engager à n’être pas dupes de leur sensibilité. Ils semblent transporter sur la scène ces imitations de leurs propres rôles qu’ils ont pu entendre le soir, au sortir du théâtre, répétés d’une manière si plaisante par les gamins du boulevard, ces parodies de certaines intonations qui sont devenues en quelque sorte proverbiales et se répètent comme un lazzi en vogue dans les conversations d’étudians et de rapins. Tel est l’effet que produit le célèbre acteur du boulevard, Mélingue, dans le rôle de Buridan, qu’il a pris plaisir à dénaturer sous prétexte sans doute de l’interpréter d’une manière nouvelle et inconnue avant lui. Il y a de tout dans son interprétation, qui ressemble à une parodie, tant elle manque d’unité: des gaietés de vaudeville, des vociférations de mélodrame, des vulgarités de comédie réaliste. Ces réflexions ne s’appliquent pas seulement au jeu de Mélingue, elles s’appliquent à presque tous les acteurs aujourd’hui en vogue dans nos théâtres populaires; l’art du comédien mélodramatique a aujourd’hui ses Caravage, et en prononçant ce nom nous croyons résumer d’une manière fort indulgente le genre de mérite et les défauts de nos nouveaux comédiens populaires. Quiconque a vu, même dans leur vieillesse, Frederick Lemaître et Bocage et voit aujourd’hui Mélingue éprouve à un certain degré la même émotion qu’on éprouve en regardant un Caravage après quelque bon tableau des écoles antérieures. Si le directeur de la Porte-Saint-Martin a cru devoir ajouter au vieux drame de 1830 la pompe et le ballet du troisième acte parce qu’il ne comptait pas sur l’interprétation de l’œuvre pour le succès de cette reprise, nous ne pouvons que le féliciter de sa prévoyance.

Piccolino, de M. Victorien Sardou, qui vient d’être représenté au Gymnase, est encore une pièce à spectacle; mais ici le spectacle est si ingénieusement combiné, si amusant, que nous n’aurons guère le courage de le blâmer. De toutes les pièces que M. Sardou a fait représenter jusqu’à présent, Piccolino est peut-être celle qui donne le mieux l’idée de ses défauts, qui montre le mieux l’excès de ses qualités, et le côté par lequel il sombrera, s’il n’y prend garde. C’est très gai, très vif, très amusant surtout,