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plein de jolies idées et d’inventions divertissantes; mais il y a excès de mouvement et de tapage. Rien ne peut rendre l’impression du bruit particulier que fait ce spectacle : c’est un bourdonnement, un crépitement, un pétillement continuels. Imaginez, si vous pouvez, le tapage musical d’une armée de hannetons enfermés dans le ventre d’une guitare, le bruissement ardent de myriades de cigales dans un champ de blé en plein midi, le bourdonnement qui s’échappe d’une salle d’étude ou d’une école primaire pendant l’absence momentanée du magister! Les personnages ne peuvent pas rester assis, il faut absolument qu’ils gambadent; ils ne peuvent pas parler chacun à tour de rôle, il faut qu’ils parlent tous à la fois. L’attention du spectateur n’est jamais ramenée à un point fixe, elle s’égare et s’éparpille sur mille détails qui éclatent simultanément comme un paquet de pétards. Il y a là une trop grande abondance de riens drolatiques et divertissans qui n’ont pas de raison d’être nécessaire. Dans la scène la plus tapageuse de cette comédie tapageuse, le déjeuner des artistes français aux environs de Rome, toute l’attention se porte pendant un quart de minute sur le musicien Musaraigne, qui s’assied sur la margelle d’un puits, tombe à mi-corps dans ce puits, se relève et se retrouve sur ses pieds en moins de temps qu’il ne m’en faut pour raconter sa mésaventure amusante. Ce n’est qu’un quart de minute; mais pendant ce temps la pièce continuait tout comme si Musaraigne n’avait couru aucun péril, et le spectateur ne l’écoutait plus. Je choisis ce petit incident, insignifiant en lui-même, parce qu’il exprime bien l’excès de mouvement que je reproche à Piccolino et en général aux productions de M. Sardou, qui est le plus vif et le plus turbulent de nos jeunes auteurs dramatiques. Son talent a la vivacité J’allures, la rapidité de mouvemens qui caractérisent l’adolescence, et fait penser à cet âge heureux où le corps est si leste, où une minute suffit pour régler et exécuter un duel à coups de poing, où les heures sont si longues et les espaces si courts.

J’ai dit autrefois le caractère des productions de M. Sardou, qui sont une combinaison habile de la comédie d’intrigue, de l’ancien vaudeville et de la comédie réaliste, combinaison que j’ai nommée le vaudeville agrandi et ambitieux de s’élever au rang de la comédie. J’ai insisté aussi sur ce qu’ont d’essentiellement transitoire les caractères et les mœurs que l’auteur met en scène. Ses personnages ne touchent en rien à l’humanité générale, ce sont des personnages du jour et de l’heure présente. Piccolino m’a permis une fois encore de vérifier toutes mes anciennes observations. Je ne crois pas devoir blâmer M. Sardou de la route qu’il a prise et du but qu’il poursuit; libre à lui de n’exprimer, s’il le veut, que des mœurs éphémères et des caractères de transition, puisqu’il le fait avec grâce, esprit et talent. M. Scribe n’a pas fait autre chose toute sa vie. Cependant je l’avertis du péril qu’il court en suivant cette voie. S’il s’obstine à continuer, il est possible qu’il arrive à une grande réputation; mais il ne devra sa réputation qu’à la masse de ses productions. Les pièces qui reposent sur des données trop fugitives vieillissent vite; vraies à l’origine, au bout de peu de temps, le peu de vérité qu’elles contiennent s’est évaporé, et elles paraissent des œuvres de convention. M, Scribe n’a échappé à ce péril que par sa production incessante et son travail obstiné. On peut acquérir la gloire en une