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Ce rival, où le rencontrer dans des conditions favorables ? M. Silas Peckham n’accordait pas de tels loisirs à ses professeurs, qu’ils eussent le temps d’aller fréquemment à la promenade. Bernard sortait pourtant quelquefois, mais ce n’était alors ni à jour ni à heure fixe, et jamais on ne pouvait s’assurer d’avance qu’il prendrait telle ou telle direction. En revanche, il travaillait à des heures certaines dans un cabinet donnant du côté de « la Montagne. » Dick était souvent venu l’y guetter, caché dans un massif d’arbres, à une hauteur qui lui permettait de plonger son regard dans l’appartement. Il y était venu, poussé par d’ignobles soupçons qui le rendaient indigne d’aspirer à la main de sa cousine, et, de l’endroit où il était tapi au bureau où travaillait le jeune professeur, il avait fort bien calculé qu’il n’y avait pas beaucoup plus de trente rods.

Quant à Elsie, elle demeurait vis-à-vis de son cousin dans une attitude hautaine, réservée, méfiante. Il ne pouvait donc que la deviner, et il comprenait, habitué à ses façons d’agir, qu’elle couvait, dans un profond silence, des idées sinistres ; mais lesquelles ? par quel motif ? contre qui ? Autant d’énigmes. Un paroxysme de colère pouvait seul, un jour ou l’autre, lui faire trahir son secret. Pauvre Elsie ! aucun dérivatif n’existait pour ses désespoirs cachés, pour ses muettes fureurs. Elle n’avait pas la ressource ou de se tuer en vers, comme miss Charlotte Anna Wood, ou d’exhaler sa rage sur les touches d’un piano d’Erard, ou d’en imprégner les notes d’un air de bravoure. Elsie n’écrivait jamais, ne faisait jamais de musique, et, par surcroît de malheur, n’avait pas au monde un confident de ses pensées intimes… Son seul langage était l’action. Bonne vieille Sophy, veillez sur elle ! Veillez sur l’honneur des Dudley !

Averti par Abel de certaines manœuvres suspectes auxquelles, nous l’avons vu, se livrait parfois Dick Venner, le bon docteur voulut éclairer quelques doutes qui tourmentaient son esprit. Un long entretien qu’il sut se ménager avec Sophy lui montra les choses à peu près comme elles étaient. Sophy, que Dick Venner accablait de présens, ne l’en aimait guère mieux pour cela. Elle avait à peu près deviné ses calculs. Curieuse d’ailleurs et médiocrement retenue par ses scrupules dévots ou autres, cette petite fille de cannibale s’était permis de fouiller, en l’absence du jeune Buénos-Ayrien, ses malles, qu’il n’ouvrait pas volontiers, mais dont il lui était arrivé une ou deux fois d’oublier les clés. Elle y avait trouvé des outils de toute sorte, des engins meurtriers, bref un matériel suspect et qui lui avait donné à penser. Découvertes et soupçons, elle livra tout au docteur, qui lui inspirait une confiance entière. Celui-ci ne voulut pas en tirer des conclusions absolument défavorables au neveu de Dudley Venner ; mais il lui fut impossible de se refuser à l’idée qu’il