Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/768

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ristes sont-ils sincères? Quand ils dogmatisent sur l’esclavage, quand ils prétendent y voir un fait naturel et providentiel, quand ils veulent que la science et la loi divine soient complices de leur cruelle théorie, doit-on croire qu’ils sont de bonne foi, et qu’ils soutiendraient en Europe la thèse qu’ils professent en Amérique? Pour l’honneur de leur raison, sinon de leur conscience, le doute est au moins permis. A dire vrai, les planteurs des États-Unis et de Cuba sont convaincus que le sort de leurs cultures dépend du travail esclave, et, résolus à garder jusqu’à la fin un instrument qu’ils jugent nécessaire, ils préfèrent invoquer solennellement de faux principes plutôt que d’assigner au maintien de l’esclavage un motif misérablement tiré de l’utilité matérielle. Ils édifient une doctrine sur l’intérêt.

En Angleterre et en France, l’esclavage a été flétri et condamné avant d’être aboli. Depuis longtemps, la question de principe n’y était plus sérieusement discutée; le travail servile n’y a jamais été défendu comme une théorie, et alors même que les lois autorisaient et protégeaient la traite, le sentiment public protestait contre cet outrage porté à la liberté humaine. L’heure de l’affranchissement a été lente à venir, parce qu’il ne s’agissait de rien moins que de transformer la fortune coloniale identifiée avec l’esclavage, parce que la rançon imposée aux métropoles semblait dépasser les ressources des plus riches budgets; mais lorsque l’esclavage a été enfin supprimé, toutes les consciences ont éprouvé un grand soulagement. Les principes d’humanité et de justice triomphaient de l’opposition puissante des intérêts, et la raison d’état, comme la question d’argent, s’inclinait devant le devoir. En un mot, l’abolition de l’esclavage était dans les vœux les plus ardens de l’âme européenne longtemps avant qu’elle fût inscrite dans les lois de notre génération.

Aussi, à l’époque où nous sommes, un plaidoyer contre l’esclavage ne serait plus qu’un lieu commun, une pure déclamation. L’éloquence s’épuiserait vainement au service d’une telle cause, car c’est une cause gagnée. Cependant il existe encore des esclaves, et il y a encore des chaînes à briser. Tant que l’œuvre de l’affranchissement ne sera point accomplie sur toute la surface de la terre, la protestation doit continuer à se faire entendre; seulement il lui est permis de modifier son langage. Puisque l’esclavage n’est plus défendu qu’au nom des intérêts, c’est au nom des intérêts qu’il faut le poursuivre et le combattre. Aujourd’hui Wilberforce n’aurait plus à invoquer les grands principes de morale et de justice qu’il plaidait à la fin du dernier siècle ; il se ferait économiste, il démontrerait aux planteurs que l’esclavage n’est point nécessaire à la prospérité de leurs cultures, que dans les régions tropicales comme dans nos contrées les récoltes mûrissent plus régulières et plus fécondes sous les bras du travail libre.

C’est la thèse que M. Cochin s’est attaché à développer dans un récent et chaleureux écrit sur l’Abolition de l’Esclavage. Reprenant l’historique de cette grande question, rendant hommage aux hommes, aux nations, aux époques qui ont le plus contribué à l’émancipation de la race noire dans les colonies d’Amérique, il a démontré par des faits et par des chiffres que, loin d’avoir ruiné les maîtres, l’affranchissement a eu pour résultat d’augmenter et d’améliorer la production coloniale. Sans doute la période de