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rouvrit sans le moindre cri, roulant sur des gonds très soigneusement huilés. Dick sortit de chez lui, ses bottes à la main, dans un costume parfaitement sombre de la tête aux pieds. Il alla chercher au fond du corridor un escalier dérobé où il ne risquait guère de rencontrer un indiscret, descendit aux écuries, sella le mustang, se munit d’un licou solide, et partit monté sur Juan

À peu près à la même heure, fidèle à une habitude récente au moyen de laquelle il espérait améliorer l’état de ses nerfs, Bernard Langdon préparait sa promenade du soir. En montant chez lui pour prendre ses gants et son chapeau, il vit ouverte la porte du salon. Helen Darley s’y était attardée à travailler. Elle tressaillit quand Bernard entra pour lui serrer la main et lui dire bonsoir en passant.

— Est-ce que vous sortez ? lui demanda-t-elle.

— Vous savez bien que depuis peu je sors tous les soirs à cette heure-ci…

— Oui, c’est vrai… Mais pourquoi sortir aujourd’hui ?

— Et pourquoi non, s’il vous plaît ?

— Je ne sais… J’ai des idées noires ;… il me semble qu’un malheur me menace.

— Vos pressentimens ne vous ont-ils jamais trompée ?

— Très souvent au contraire ; l’automne dernier, je croyais que je ne reverrais pas le printemps.

— Et les asphodèles et les chrysanthèmes ont refleuri pour vous. Vous voyez bien que je peux m’aller promener.

— Allez donc, et Dieu vous garde ! dit sans insister davantage la douce et pieuse maîtresse d’étude, qui maintenant se croyait presque la sœur de Bernard, tant elle se sentait son amie.

Bernard, tout en gardant des dehors parfaitement tranquilles et même un peu railleurs, avait reçu le contre-coup des émotions d’Helen. Il s’étonnait de songer à ce passage de l’Écriture où il est parlé de ces gens que l’ange de la mort, arrivant à l’improviste, trouve parfois endormis. Il s’étonna bien davantage et rougit presque de lui-même quand, cette idée lui rappelant les conseils du docteur,. il se surprit glissant dans la poche de son surtout le revolver qui lui avait été donné par mon digne confrère.

Une fois hors de la petite cité, déjà parfaitement endormie, il se trouva au milieu d’une solitude complète. Bien que son attention fût tout spécialement en alerte, il ne voyait rien bouger et n’entendait que les coassemens plaintifs des grenouilles dans les marécages lointains, ou çà et là le vol clapotant de quelque chauve-souris. Après quelques minutes, il lui sembla néanmoins discerner dans l’éloignement le pas d’un cheval résonnant sur la route caillouteuse ; il regarda devant lui, et vit effectivement un cavalier qui arrivait sans nulle hâte à sa rencontre.