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époques des temps modernes, nous consentons à chercher une explication simple et naturelle des faits ; mais pour ce que nous appelons l’épopée de l’empire, nous rejetons cette méthode raisonnable, nous aimons à laisser dans le mystère la raison des événemens. Il semblerait que nous ferions déchoir cette épopée si nous rattachions simplement les effets à leurs causes. Nous brisons la chaîne qui les unit, prenant je ne sais quel plaisir qui tient du vertige à contempler ces prospérités, ces adversités, ces sommets et ces abîmes, comme si aucun lien ne les rattachait les uns aux autres, et que le hasard, ou ce que nous appelons une fatalité inexplicable, une bizarrerie du destin, eût seul changé la face des choses. Les ouvrages les plus considérables de notre temps sur l’histoire de l’empire ne se sont point encore entièrement affranchis de cette méthode asiatique.

Comment s’en étonner ? Cette méthode est celle de Napoléon lui-même ; son esprit pèse encore sur les nôtres. Non-seulement il a fait pendant vingt ans l’histoire, mais il l’a racontée à sa guise. Jamais homme d’action n’a tant parlé, raisonné, écrit sur ce qu’il a fait, et de même qu’il a ébloui le monde par ses actes, il l’a jeté dans un autre éblouissement par la manière dont il les a commentés, en sorte que nous sommes restés sous le double joug de ses actions et de sa pensée.

Napoléon n’a pas été un de ces Taciturnes qui maîtrisent la terre sans rien dire. Lui seul au contraire parlait dans un monde muet, et ses explications allaient retentir partout. Aussi longtemps qu’il a parlé dans la victoire, ses réflexions se sont accordées avec la nature des choses. Il a montré admirablement pourquoi il a vaincu à Lodi, à Arcole, à Rivoli, à Marengo ; mais c’est surtout après la défaite qu’il a parlé au monde, et il est incroyable combien il a mis d’obstination à prouver que la fortune a eu tort, que les rois et les peuples se sont trompés, car on ne voit pas qu’il ait accepté une seule des leçons de l’adversité. Au contraire jusqu’au bout il l’a gourmandée comme une coupable qui, par un caprice de femme, a détruit les combinaisons les meilleures de la sagesse et du génie. Dans une situation si fausse, décidé à soutenir cette lutte à outrance contre le ciel et la terre, j’admire qu’il ait conservé intacte la trempe de son esprit.

Si l’on ne cherche que le drame, c’en est un assurément de voir Napoléon, sur son rocher, repousser comme des outrages les leçons de la mauvaise fortune et s’envelopper de fictions plutôt que d’accepter une seule des vérités qu’elle apporte avec elle. Cette obstination à se tromper l’a servi aux yeux du plus grand nombre. Se proclamer infaillible jusque dans le fond de l’abîme, voilà une sorte de