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grandeur qui ne manquera jamais d’éblouir le monde. Et l’éblouir, c’est l’asservir encore.

Mais pouvons-nous, devons-nous imiter cette inflexibilité dans un système impossible ? Pauvres ilotes, ivres de la gloire d’autrui, voulons-nous prolonger pour notre compte cette résistance à l’évidence, à la vérité ? Non certes ! Si Napoléon a pu sans péril pour sa gloire condamner la raison des choses sous le nom de destin, nous ne pourrions l’imiter en cela sans dommage pour notre intelligence. Affranchissons-nous donc du servage d’un grand esprit quand il s’aveugle ; travaillons à émanciper au moins l’histoire. La vérité ! la vérité ! voilà le règne de la liberté durable. Cherchons à y rentrer.

Il devient visible à tous qu’il y a en France, dans le domaine de l’histoire, un premier effort de l’esprit français pour échapper à la légende et empêcher qu’une certaine mythologie ne remplace la vérité. Peu à peu la figure réelle de Napoléon se dégage au milieu des traditions fictives qui l’ont plus ou moins voilée. Les intelligences plus mûres la ramènent forcément aux proportions purement historiques. me semble que vous ne pourriez citer un ouvrage important sur cette matière qui ne fasse descendre Napoléon de son piédestal de nuages pour le soumettre aux conditions et aux lois de la critique ordinaire. Sans parler des Mémoires du roi Joseph, tous les ouvrages récens, les Souvenirs de M. Villemain, Histoire parlementaire de M. Duvergier de Hauranne, les derniers volumes de M. Thiers, la Campagne de 1815, par M. le colonel Charras, aboutissent par des voies différentes à un résultat semblable, la critique formelle du héros, une sorte de révolte contre la tyrannie de sa mémoire, ou du moins un besoin manifeste d’échapper aux éblouissemens de la renommée. C’est là un signe des temps, bien faible assurément, mais où il est permis de lire avec quelque sécurité dans l’avenir.

Vous pouvez en induire déjà que l’esprit français ne restera pas enveloppé, ébloui dans les rayons de Napoléon, ainsi que cela est arrivé chez d’autres peuples qui n’ont pas su se dégager à temps de l’étreinte d’un grand homme. L’esprit grec a été irrémédiablement gâté par Alexandre et a pris avec lui la robe orientale. Après César, l’esprit italien est resté césarien jusque dans le moyen âge. Après Charlemagne, la légende carlovingienne s’est répandue. Elle a grandi, elle a régné, elle a possédé les imaginations pendant des siècles. Elle s’est substituée à la réalité, à l’histoire, à la vie elle-même, sans que les intelligences aient fait aucun effort sérieux pour ressaisir la vérité. Chacun de ces grands hommes a projeté après lui une grande ombre dans laquelle des nations entières ont disparu ; éclipsées par des mémoires trop pesantes, elles n’ont eu la force ni de les porter ni de les répudier.