Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/840

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tête de pont, je n’ai pu m’empêcher de me dire : « Celui qui verra ces travaux, ces redans, ces bastions faits pour un jour, avec une solidité qui a bravé plus d’un demi-siècle (car ils semblent faits d’hier), celui-là pourra juger de la prudence consommée qui se mêlait aux entreprises les plus hardies des armées républicaines, et il ne pourra guère songer que ces armées eussent grand besoin du 18 brumaire pour sauver chez elles la discipline ou les traditions de l’art militaire. »

Nos historiens acceptent le 18 brumaire dans son principe, ils en font la pierre fondamentale de l’édifice ; c’est à leurs yeux le salut et la grandeur renaissante de la France. Je le veux bien ; mais alors qu’ils gardent une certaine conséquence avec eux-mêmes, sans laquelle l’histoire perd sa propre dignité.

S’il est juste, s’il est heureux qu’un homme seul ait pris sur lui, au 18 brumaire, la responsabilité des destinées de la France, s’il est sage et glorieux que tous les autres se soient démis devant lui et soient rentrés, les yeux fermés, dans la poussière ; si c’est une félicité qu’il ait, dès le commencement, détruit, renversé tout obstacle à sa fantaisie ; si vous n’avez pour cette journée que des louanges ou des acclamations, veuillez donc considérer que vous vous ôtez par là le droit de blâmer ce même homme, quand il tire les conséquences nécessaires de cette prise de possession de la patrie et des lois. Pourquoi dès lors l’accuser quand il agit en maître ? Après l’avoir mis au-dessus des lois, pourquoi lui reprocher de s’en faire un jeu ? Vous le placez au pinacle, au-dessus de tous les sermens jurés ; est-ce à vous de le condamner s’il est pris de vertige ? Où est la logique ? où est la conscience ? où est le simple sens commun ?

Vous l’avez fait seul juge de sa grandeur et de votre propre salut. Vous-même, vous avez déchaîné cet Alexandre. De quel droit le gourmandez-vous s’il s’enivre dans la coupe de Darius ? Pourquoi voulez-vous l’arrêter à l’Elbe ? pourquoi au Niémen ? pourquoi lui fermer les Pyrénées, le retenir plus longtemps à Vitepsk, le ramener si tôt sur le Rhin ? Vous lui avez lâché la bride et vous vous plaignez qu’il vous emporte plus loin que vous ne vouliez aller. Que signifient ces lamentations sur sa dureté, sa tyrannie, son aveuglement, s’il n’écoute pas vos avis ? Vouliez-vous lui donner la toute-puissance pour qu’il ne s’en servît pas ? Qu’êtes-vous pour entrer dans ses conseils ? Vous l’avez fait de vos mains vous-même de la race des Cambyse. Ces hommes ne prennent point de conseillers. Ils vont, ils poussent les autres devant eux ; ils les ensevelissent à leur gré dans la neige ou dans le sable de Jupiter Ammon. Nul n’a donc à leur demander compte de ce qu’ils ont fait.

Voilà la logique de l’histoire. Aussi je ne puis comprendre un