Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/843

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les choses seront liées entre elles. Elles contiendront la raison des événemens. Ce sera une base ferme et sensée sur laquelle vous pourrez asseoir le récit des faits sans crainte d’être en perpétuelle contradiction avec vous-même et de voir votre œuvre se ruiner à mesure qu’elle avance.

Si cela est vrai, il reste à savoir quelle était l’idée propre à Napoléon, celle qui n’appartient qu’à lui, à quelle forme de pouvoir il aspirait naturellement par son origine. Ce n’est pas répondre que de dire qu’il aspirait à la domination, au pouvoir absolu, comme tant d’autres conquérans. Non, il faut préciser davantage. La forme de pouvoir à laquelle aspirait Napoléon n’avait rien de vague ; elle avait un caractère, un nom particulier, une tradition déterminée. Elle s’appelait le grand empire.

Or à quelle tradition française appartient l’idée de ce genre de pouvoir ? Elle n’appartient à aucune époque suivie de la France du moyen âge ou de la France moderne. Parmi tous les hommes qui ont pu rêver chez nous la puissance absolue, Louis XI, Richelieu, Louis XIV, il n’en est aucun qui ait rencontré ou imaginé cette forme ; elle n’est pas française.

D’où vient-elle donc ? J’ai montré ailleurs[1] que Napoléon demeure inexplicable, si l’on ne voit en lui son origine italienne, qui a marqué son esprit du sceau des grands Italiens. C’est dans son ascendance florentine, gibeline, qu’il a trouvé cet idéal invétéré chez lui du grand empire gibelin, carlovingien, que ne pouvait lui donner aucune des formes, aucune des magistratures de la révolution française, ou même de la monarchie moderne. Cet empire sans limite, qui n’est pas même circonscrit par l’Océan, se trouve au fond de l’esprit de presque tous les hommes importans d’Italie ; cette même pensée s’est naturellement retrouvée et développée dans Napoléon à mesure qu’il s’est vu maître de donner un libre cours à ses fantaisies par l’abdication de la France.

Construire l’empire gibelin, carlovingien, tel qu’il a été rêvé par le génie renaissant de l’Italie, lui conquérir ses frontières imaginaires, faire servir à ce résultat impossible les forces de la révolution française, voilà quel est devenu le but du grand Italien qui s’est servi du bras de la France. Et comme cette idée appartient à l’imagination plus qu’à la raison, voilà pourquoi vous voyez cette chose surprenante, une politique si fantasque, si impossible chez un homme d’un si grand calcul, car cette pensée de l’empire gibelin, universel, étant chez lui une tradition de race, en avait la ténacité ; il lui parut légitime de jouer la fortune de la France pour cette imagination.

  1. Les Révolutions d’Italie, liv. iv, ch. ii.