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gagnent à mon tour. Moi aussi, pris au piège du génie, je suis près de n’accuser que l’aveugle fatalité. Je ne trouve aucune faute dans celui qui s’enveloppe de cette magie ; j’oublie la raison, j’oublie la vérité, j’ajourne la justice, la liberté ; il faut pourtant y revenir.

Au reste, quelque supériorité de tout genre que cette seconde relation ait sur la première, elle passa inaperçue. Un petit nombre d’hommes du métier la lurent ; le public l’ignora, il l’ignore encore aujourd’hui. Combien de personnes éclairées, instruites même, confondent encore les Mémoires de Napoléon avec le Mémorial de Las Cases ! L’impression que le monde avait reçue était fixée, il ne voulait plus s’en départir. Napoléon lui-même n’eût rien pu changer à cette première émotion causée par le premier écrit de Napoléon à Sainte-Hélène.

Outre le besoin de l’apologie, il y avait une autre cause qui avait dû altérer profondément l’histoire de cette campagne. Le chef de l’armée n’avait plus revu ses lieutenans depuis le moment du désastre ; il n’avait pas entendu de leurs bouches le récit des faits auxquels ils avaient participé, leurs explications, leurs excuses, quelles difficultés ils avaient rencontrées, à quel moment ils avaient reçu les ordres, à quel autre ils les avaient exécutés. Réduit pour la première fois à la connaissance des choses qui s’étaient passées immédiatement sous ses yeux, il restait dans l’incertitude sur toutes les autres. Il était obligé de combler le vide en imaginant ce qu’il n’avait pu connaître. Souvent ces imaginations, envenimées par l’adversité, étaient tout l’opposé du vrai. C’est ainsi, et par d’autres raisons de ce genre, que cette relation, si riche de coloris, de mouvement, composée avec un art infini, a entraîné les historiens à se jouer avec elle des lieux, des temps, des distances, car tous ne firent que la répéter ou la transcrire, sans que l’idée soit venue chez nous à personne d’y appliquer les règles les plus simples de la critique ordinaire.

En 1840 seulement, c’est-à-dire vingt-cinq ans après l’événement, un homme qui a trop peu vécu, déjà cher à l’armée, poussé alors par un sentiment pieux envers un père illustre, fit une première tentative pour détromper la France. M. le duc d’Elchingen, dont une partie de la vie a été employée à scruter profondément cette journée des Quatre-Bras dans laquelle on a voulu ensevelir la mémoire du maréchal Ney, publia un ouvrage important sous un petit volume. Ce n’était point des récriminations, comme on pouvait s’y attendre, mais les papiers mêmes de l’état-major du maréchal Ney, les ordres de marche, de mouvement, d’attaque, les lettres, les instructions de Napoléon durant les quatre journées de la campagne de 1815. Le duc d’Elchingen avait eu l’heureuse idée de faire une sorte d’enquête auprès des commandans de corps, Reille, d’Erlon,