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merveilleuse de Cannes à Paris. Dès que le succès fut assuré et qu’il n’y eut plus lieu de craindre pour l’entreprise elle-même, l’imagination tomba ; les plus enthousiastes cédèrent à la réflexion. Napoléon et la France se regardèrent en face et se trouvèrent changés, comme s’ils eussent été séparés par des générations nouvelles. Ils eurent peine à se reconnaître l’un l’autre.

Napoléon ne revenait pas tel qu’il était parti ; il avait appris une grande chose dans l’exil : son génie tout seul, soutenu de son art consommé, ne suffisait plus à porter le poids des difficultés. Pour y faire face, il fallait le concours de la volonté et des énergies de la nation française. Revenait-il converti à la liberté ? Ce serait se montrer trop crédule de le penser ; mais il avait entrevu qu’elle peut être une force ; à ce titre il consentait à en faire l’essai.

Pour nous, nous avions non pas goûté, mais aperçu la liberté comme une espérance, et cette chose si nouvelle nous avait séduits déjà par son ombre même. Il semble donc que l’accord dût être facile entre l’ancien maître, qui proposait de se réconcilier avec la liberté parce qu’elle pouvait lui être utile, et la nation, qui la voulait aussi parce qu’elle la croyait alors le premier des biens et le plus nécessaire, celui sans lequel tous les autres ne sont rien ; mais cet accord fut au contraire le point impossible à réaliser. Chacun devait apprendre bientôt à ses dépens qu’il n’est rien de plus illusoire que de prétendre changer la nature des choses.

Le jour de la rentrée de Napoléon dans Paris, Benjamin Constant, qui venait de l’attaquer la veille, se crut perdu. Je tiens de celui-là même qui lui fournit alors un refuge que Benjamin Constant ne songeait Cu’à en finir avec la vie ; déjà il avait commencé ses apprêts, certain qu’il ne ferait que devancer ainsi de quelques heures le châtiment. Une dépêche le mande aux Tuileries. Il obéit non sans crainte. Napoléon le reçoit d’un air riant. « C’est à lui qu’il veut parler de liberté et de constitution ; c’est à lui qu’il veut s’ouvrir. Et d’abord il lui dira ce qu’il ne dit à personne, que la guerre est inévitable. D’ailleurs pourquoi serait-il opposé à la liberté ? Il la veut, puisque la France croit la vouloir ; mais elle ne l’a pas toujours voulue. » Et sachant qu’il s’adresse à un écrivain, c’est la liberté de la presse qu’il invoque ; il est pleinement converti sur ce point. L’interdire serait un acte de folie. Qu’au reste Benjamin Constant lui apporte ses idées, ses vues ; il est prêt à accepter ce qui est possible. Tout cela entremêlé de sourires et de caresses, comme en ont les maîtres du monde. Ces discours ne durèrent pas moins de deux heures. Le tribun se retira ébloui des confidences et de la conversion du maître. Il ne pense plus à mourir. De cet éblouissement va sortir le préambule de l’acte additionnel, compromis funeste qui perdra tout à la fois la liberté et le despote.