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démêlèrent avec un discernement qui doit nous sembler prodigieux l’ancien despotisme sous les couleurs nouvelles, cela vient, je pense, de ce que ces générations, longtemps sevrées de la liberté, en étaient avides ; elles avaient conservé l’instinct de ce qui leur avait le plus manqué. Au contraire, des générations fatiguées d’une liberté qu’elles ont été incapables de garder perdent quelquefois dans cette prompte satiété la conscience et même l’instinct des choses les plus claires.

Cette évocation de la liberté que tout le monde sentait illusoire ne prêta aucune force réelle à Napoléon. Dès le premier jour, elle embarrassa ses pas. Le lendemain, elle devait précipiter sa chute. Que pouvait un appel mensonger aux énergies de la révolution ? Au moment suprême, Napoléon se souvint des conventionnels qui vivaient encore ; il les sollicita de sortir de l’obscurité pour exciter un moment l’opinion. Je vois encore un de ces hommes partir à cet appel pour se rallier à ce qu’il nommait les principes. C’était lui qui avait appelé Hoche au commandement général et donné à la France la rive gauche du Rhin. Que fit-on des talens de cet homme de bonne volonté ? On le plongea dans je ne sais quel bas-fond de la police, d’où il ne sortit que pour mourir en exil. Je cite cet exemple parce qu’il marque clairement combien ce prétendu retour aux grands instincts de la révolution était peu fait pour entraîner les foules.

Certes il est étonnant qu’un aussi grand esprit que Napoléon se soit abusé sur le parti qu’il pouvait tirer de la liberté et n’ait point aperçu d’avance que le nom seul devait lui être fatal. J’imagine que, dans ce mystérieux livre X, sa principale excuse pour avoir altéré sa nature, répudié le despotisme, désarmé le bras de l’empereur, énervé par les lois, par les chambres, par la presse, par les garanties individuelles, son pouvoir absolu, c’eût été qu’il ne pouvait faire autrement ; c’est sans doute sur le sentiment de cette impossibilité qu’il se fondait pour demander grâce à la postérité d’avoir démenti l’inflexible unité de son caractère et de sa vie. croyait à un réveil de la liberté européenne ; il ne vit pas que, dans tous les cas, il n’avait plus rien à démêler avec elle. En ranimer la mémoire, c’était se condamner lui-même. La révolte des chambres ne devait pas tarder à le lui démontrer, puisqu’il l’ignorait encore, car les événemens intérieurs de 1815 ont prouvé qu’il n’est pas si facile qu’on pourrait le croire de se réconcilier avec la liberté lorsqu’on l’a une fois offensée à ce point. On ne peut la ressusciter pour s’en servir quand on l’a soi-même ensevelie. Elle a meilleure mémoire des injures qu’il ne semble. Le plus sage est donc, quand on l’a renversée, de la poursuivre à outrance, jusqu’à ce qu’on l’ait extirpée du souvenir des hommes.