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senté, elle tend à emporter notre pensée loin de lui. « Que l’artiste ait peint le héros ou son cheval, notre jouissance, en tant qu’elle est causée par la perfection du faux-semblant, est exactement la même : nous ne la goûtons qu’en oubliant le héros et sa monture pour considérer exclusivement l’adresse de l’artiste… Vous pouvez envisager des larmes comme l’effet d’un artifice ou d’une douleur, l’un ou l’autre à votre gré, mais l’un et l’autre en même temps, jamais : si elles vous émerveillent comme un chef-d’œuvre de mimique, elles ne sauraient vous toucher comme un signe de souffrance. »

Au fond, M. Ruskin, malgré ses attaques passionnées contre les Allemands et contre tout idéalisme, n’est lui-même qu’un idéaliste d’une espèce particulière, ou du moins un intellectualiste, si l’on me passe ce mot. Ce n’est pas seulement du trompe-l’œil qu’il fait bon marché, il ne tient malheureusement guère plus de compte de la vérité d’effet, fa vérité qui le préoccupe, c’est celle qui consiste surtout à rendre les significations des aspects, à faire comprendre tout ce qu’ils peuvent nous apprendre sur les fonctions, les rapports, la nature intrinsèque des choses. C’est la vérité qui définit à la manière de la science, qui, s’il est question d’un chêne, tâchera de nous en donner l’idée plutôt que l’impression, je veux dire qui le représentera tel qu’il apparaît à notre intelligence, lorsqu’elle l’a conçu et ramené à un ensemble de notions intelligibles, à certaines formes de feuillage, certains modes de ramification, qui sont pour elle les caractères du chêne, ou à des qualités plus spéciales qui caractérisent pour elle ce chêne particulier. En un mot, si M. Ruskin est réaliste, c’est un peu comme le platonicien pour qui les réalités, telles qu’elles nous frappent, sont une ombre vaine, et qui ne tient pour réel que les lois et les types, les vérités universelles et perpétuelles, dont les réalités sont aux yeux de la pensée une simple manifestation.

Du reste, à défaut de précision dans les mots, au moins les instincts de M. Ruskin ne sauraient faire doute. Ils sont écrits en gros caractères à chaque ligne de la vaste enquête qu’il a ouverte sur la nature, enquête où il ne tente rien moins que de la suivre dans l’ensemble de ses manifestations, et de donner en quelque sorte le vocabulaire des signes dont elle se sert pour nous communiquer ses secrets. Commençant par les faits généraux, il passe tour à tour en revue les vérités de ton, ou les relations que prennent les teintes des objets suivant les diverses conditions de l’atmosphère ; les vérités de couleur, ou la coloration propre des corps et les modifications qu’elle subit sous l’influence de la lumière, de l’ombre, de la perspective aérienne ; les vérités de clair-obscur, qui nous donnent l’impression du soleil, et qui, par l’échelle immense de leurs gra-