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dations, accusent les variétés infinies des formes, des positions et des distances ; les vérités de l’espace ou l’impression de l’étendue en tant qu’elle dépend des limites de notre vue et de la direction du foyer de notre œil. De ces aperçus d’ensemble, il en vient aux élémens partiels du paysage, aux terrains, à la végétation, au ciel, avec ses trois zones de nuages qu’il parcourt l’une après l’autre, à l’eau enfin, ce Protée de la création, auquel il chante d’abord un hymne magnifique, pour l’étudier ensuite à la loupe dans ses incessantes transformations, dans les courbes et les nuances fugitives des flots, dans les phénomènes de réflexion dont il démêle patiemment la trame désespérante. À deux reprises il est revenu à cette œuvre d’amour, épelant la nature pour surprendre ses beautés, après l’avoir épelée pour déchiffrer ses vérités, et prodiguant partout les vastes vues et les minutieux détails avec la précision, la sûreté familière, la joyeuse abondance d’un homme qui a vu de ses yeux et qui a passé sa vie à regarder pour sa propre satisfaction, sans y être déterminé par aucun dessein. Il serait difficile d’exagérer le prix des observations dont il a ainsi rempli près de trois énormes volumes, car M. Ruskin est loin d’être un simple savant qui ne cherche qu’à connaître. Chez lui, l’œil du lynx est aiguisé encore et dirigé par les indicibles sympathies qui trouvent dans les couleurs et les formes une source de jouissances et d’irrésistibles affections. Et pourtant son point de vue évidemment n’est point celui de l’artiste, de l’homme qui reçoit des aspects une impression directe, et qui s’y arrête ; c’est plutôt celui du poète qui, tout en les sentant, va au-delà, et qui se plaît surtout aux émotions d’imagination, à ces émotions plus vastes que nous causent non pas précisément les choses mêmes, mais les pensées de tout genre qu’elles évoquent en nous. Il y a chez M. Ruskin du Bacon et du Shakspeare : avant tout, c’est une intelligence très active doublée d’un vif sentiment dramatique. On sent que son bonheur est de scruter toute chose pour se donner la vision des forces qui y sont à l’œuvre, ou qui y laissent deviner l’histoire de leurs prouesses. Le trait important à ses yeux, c’est le trait éloquent, le document qui raconte les cataclysmes du passé, l’indice où se trahissent les puissances qui ont assisté à la naissance de la terre et qui prendront part à sa destruction. Ce qui l’attire et ce qui l’arrête, ce sont les angles et les courbes qui dénotent dans l’arbre la croissance, la résistance et la lutte ; ce sont les nuances ou les contours qui manifestent la constitution vivante du nuage, l’action et la production des vents, ou qui entraînent l’esprit à mesurer les gigantesques promontoires et les colossales vallées de ces Himalayas de vapeur où la pensée ne peut s’engager sans épouvante. Une fois au milieu des montagnes, il ne se contente pas de relever les