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géologique et météorologique ; cela n’importe pas seulement à la vérité du détail, cela est encore plus important pour obtenir ce caractère simple, sérieux et harmonieux qui distingue l’effet d’ensemble des sites naturels. Toute formation géologique a ses traits essentiels qui n’appartiennent qu’à elle, ses lignes déterminées de fracture qui donnent naissance à des formes constantes dans les terrains et les rochers, ses végétaux particuliers, parmi lesquels se dessinent encore des différences plus particulières par suite des variétés d’élévation et de température. De ces circonstances modifiantes résulte la multiplicité infinie des ordres de paysages, dont chacun présente un accord parfait entre ses parties… »


Ce sont là des conditions bien multiples à remplir, et pourtant M. Ruskin ne borne pas là ses exigences.


« De ce que toutes ces connaissances spéciales sont nécessaires au peintre, il ne s’ensuit pas qu’elles constituent le peintre, ni qu’un pareil savoir soit précieux en soi et abstraction faite de tout noble but. La même connaissance, qui n’est que méprisable quand elle est recherchée pour d’indignes motifs, peut être dans un autre esprit une acquisition de la plus haute valeur et qui porte avec elle l’influence la plus bienfaisante. C’est là ce qui distingue la science du simple botaniste de celle de l’artiste ou du poète. L’un constate les diversités des plantes et des fleurs dans l’intention d’enrichir son herbier, l’autre les considère pour s’en faire un moyen d’expression et d’émotion ; — l’un compte les étamines et donne des noms, après quoi il est content et s’arrête ; l’autre observe dans la plante tous les caractères de forme et de couleur, en envisageant chacun de ses attributs comme une donnée parlante ; il saisit ses lignes de grâce ou d’énergie, de rigidité ou de repos ; il note la faiblesse ou la vigueur, la sérénité ou le vague de ses teintes ; il remarque ses habitudes locales, son amour ou sa répugnance pour telle exposition, les conditions qui la font vivre ou périr ; il l’associe dans sa pensée à tous les traits des lieux qu’elle habite et aux opérations des influences nécessaires à sa subsistance. Désormais la fleur est pour lui un être vivant avec des annales inscrites sur ses feuilles et des passions palpitant dans ses mouvemens. Si elle intervient dans le tableau, ce n’est plus comme un simple point de couleur ou comme une étincelle insignifiante de lumière : elle est une voix sortant de la terre, un nouvel accord de la musique de l’âme, une note nécessaire dans l’harmonie de l’œuvre, qui contribue autant à sa tendresse qu’à son élévation, et ne concourt pas moins à sa grâce qu’à sa vérité. »


C’est dire qu’outre les vérités qui sont du ressort de la science, M. Ruskin fait rentrer dans la peinture les vérités du poète, les vérités du philosophe, les vérités de l’homme moral et de l’homme religieux. Ce qu’il demande en un mot, c’est la réalité commentée, sentie et aimée par l’âme humaine tout entière. Il veut qu’en relatant tout ce que l’œil et l’intelligence peuvent connaître de la nature des choses, l’artiste exprime encore tout ce que les choses peuvent