Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/883

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nent tout entières à l’objet, comme le volume, la configuration, le nombre des parties, etc.; — les qualités sensibles, comme le parfum et la chaleur, c’est-à-dire les influences que les corps exercent sur nos sens; — enfin les autres propriétés par lesquelles ils peuvent modifier d’autres corps. Or, ajoute M. Ruskin, puisque le but de la peinture est de caractériser les réalités en elles-mêmes, il est évident que les qualités qui appartiennent tout entières à l’objet doivent passer avant celles qui dépendent autant de nos propres organes que de la nature de l’objet. Donc la couleur n’est qu’une vérité secondaire, donc toutes les magies analogues au parfum de la fleur, c’est-à-dire tout le côté émouvant des choses, tout ce qu’elles ont de puissances pour nous enivrer est justement ce qui a le moins d’importance pour le peintre.

Une pareille logique ressemble à de la colère, et ses excès sont d’autant plus frappans qu’en réalité M. Ruskin est vivement attiré par la couleur. Il ne lui a pas seulement rendu plus tard un chaleureux hommage, il n’en parle jamais sans trouver de ces mots qui ne peuvent être suspects, tant ils vont droit au cœur. Seulement il est une concession à laquelle M. Ruskin ne saurait se résigner. Si large qu’il fasse la part de l’imagination pour ce qui touche aux pensées abstraites et aux sentimens moraux, il ne veut pas admettre que la peinture soit en partie une création, en partie une relation, qu’elle soit non pas uniquement un compte-rendu de la nature et des pensées de l’homme, mais encore un art comme la musique, un art dans toute la force du terme, c’est-à-dire une invention tout humaine qui consiste à trouver des combinaisons faites pour l’homme, des combinaisons aussi inconnues à la nature que les harmonies du musicien, et dont la valeur dépend, non plus du rapport qu’elles peuvent avoir avec les réalités extérieures, mais du rapport qu’elles ont avec les lois et les sensibilités de notre propre nature. Il n’en a pas fallu davantage pour acculer M. Ruskin à d’insurmontables difficultés. Pour s’expliquer le prestige que les grands coloristes exercent sur lui par ces qualités toutes musicales, il est réduit à recourir aux causes surnaturelles d’une mythologie allégorique. Il est forcé de voir dans chaque teinte et chaque combinaison de teintes le symbole terrestre ou plutôt l’incarnation mystique d’une qualité morale qui est belle de sa beauté spirituelle et qui prête à son emblème la puissance qu’elle a sur notre esprit. Les couleurs en échiquier du moyen âge, les blasons gothiques avec leurs masses de rouge et de bleu qui se relient en s’entre-pénétrant l’une l’autre, sont pour lui le type de la grande loi de fraternité qui associe les peuples et les individus par la différence même de leurs facultés. Que dis-je? il y retrouve avec effroi un exemple et une preuve du