Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/886

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virginale et de simplicité enfantine qui, par cela seul qu’elles étaient exemptes des bizarres imperfections et des flagrantes contradictions de l’ancien art, furent acceptées comme des choses vraies, comme une relation authentique des événemens religieux... Or les cartons de Raphaël, pas plus qu’aucune autre production de l’époque, n’étaient point des relations historiques, et ils ne cherchaient pas même à relater aucun fait réel ou seulement possible; ils étaient dans toute la force du terme des compositions, des agencemens à froid de beaux dehors et de grâces spécieuses suivant des formules académiques...

« L’art historique et le genre religieux, loin d’être épuisés, n’ont pas seulement commencé à exister... Moïse n’a jamais été peint, Elisée ne l’a jamais été, David non plus, si ce n’est comme un florissant jouvenceau, Déborah jamais, Gédéon jamais, Isaïe jamais. De robustes personnages en cuirasse ou des vieillards à barbe flottante, le lecteur peut s’en rappeler plus d’un qui, dans son catalogue du Louvre ou des Uffizzi, se donnaient pour des David ou des Moïse; mais s’imagine-t-il que si ces peintures avaient le moins du monde mis son esprit en présence de ces hommes et de leurs actes, il eût pu ensuite, comme il l’a fait, sans aucune impression de peine ou de surprise, passer au tableau voisin, probablement à une Diane flanquée de son Actéon, ou à l’Amour en compagnie des Grâces, ou à quelque querelle de jeu dans un tripot? »


On sent à quel prix M. Ruskin met la palme qu’il nous reste à conquérir. Jusqu’ici les peintres n’ont songé qu’à être des peintres, et leurs pensées se sont concentrées sur les formes et les couleurs. Désormais il s’agit avant tout pour eux de devenir des historiens, de s’appliquer à remplir la tâche de l’histoire écrite en joignant à leur éducation d’artiste les études et les facultés de l’annaliste. L’art historique, comme le comprend M. Ruskin, consisterait à donner l’heure précise et la scène exacte de chaque événement, à combiner les groupes et les lignes du tableau en vue de faire connaître les vrais acteurs qui y ont pris part et le rôle que chacun y a joué. Ce serait enfin de représenter les faits humains de telle sorte que l’image pût révéler à l’historien, à l’homme d’état, au moraliste, tout ce que les faits eux-mêmes auraient pu leur apprendre, absolument comme le paysagiste devrait retracer un site de telle façon que le géologue et le botaniste pussent, d’après le tableau, décrire en toute sûreté la constitution géologique des terrains et les divers caractères de la végétation.

A tout cela, il n’y a qu’une réponse à faire : le rôle que M. Ruskin a conçu pour la peinture peut être en soi une belle et noble fonction, mais il a le tort de n’être pas possible. C’est un idéal qui ne saurait pas plus se réaliser que celui d’une musique qui, tout en nous remuant comme le peuvent faire des combinaisons harmoniques de sons, trouverait en même temps moyen de nous instruire comme la parole. Il faut oser le dire en bravant les fausses interpré-