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un attrait ou une répulsion d’abord indéfinie : aussitôt je me retourne sur moi-même pour me demander ce que j’ai éprouvé, ou plutôt c’est la corde touchée en moi, c’est la sensibilité charmée ou choquée par l’objet qui cherche elle-même à se connaître, et qui pour cela se met à rêver tout haut son rêve, à nommer l’idéal de qualité qui répond à son aspiration. Quand je dis qu’une fleur est belle ou que mon chien est fidèle, c’est comme si je disais : Je ne sais pas ce qu’est en soi la réalité que je vois ; mais je sais que j’y sens quelque chose qui attire en moi l’instinct, dont le propre est d’aimer ce que j’appelle la beauté ou la fidélité. Que je peigne ou que je parle, je suis soumis aux mêmes nécessités : je parle d’un objet en employant des mots qui ne représentent que des êtres de raison, des notions abstraites de genre et de qualité : je peins en exprimant, non pas l’objet, mais les idées de formes et de couleurs qu’il a éveillées en moi.

En dernier terme, au bout de ces principes du gradué d’Oxford, nous avons une théorie de l’art qui aspire surtout à ravaler l’élément plastique. Partant d’une remarque très juste de Reynolds, « qu’il faut soigneusement distinguer chez le peintre les mérites qu’il a en propre comme peintre de ceux qu’il peut avoir en commun avec tous les hommes d’intelligence, » M. Ruskin l’interprète de manière à en conclure que toutes les qualités et les difficultés qui distinguent la peinture de la parole sont purement le langage et la grammaire de l’artiste, que celui qui a appris tout ce que l’on considère d’ordinaire comme la somme de l’art n’est pas plus près pour cela d’être un grand artiste qu’on n’est près d’être un grand poète pour s’être rendu maître de la grammaire et de la prosodie. Bref, il nie qu’il y ait des idées plastiques comme il y a des moyens plastiques d’expression; il nie que la peinture ait pour but d’énoncer dans une langue à part des faits d’âme à part, des conceptions et des émotions d’un autre ordre que nos sentimens moraux et nos jugemens intellectuels. Il affirme absolument que le tableau doit être jugé comme le livre, que l’œuvre d’art ne peut avoir de mérite que par les mêmes pensées et les mêmes qualités qui font le prix de la littérature, que le peintre enfin ne saurait être éminent comme peintre qu’en se montrant éminent comme penseur, comme poète, c’est-à-dire en faisant preuve par ses couleurs des mêmes supériorités d’esprit qu’on peut avoir sans être peintre le moins du monde. « Le meilleur tableau, écrit-il, est celui qui renferme le plus d’idées et les idées les plus hautes, » à quoi il ajoute comme commentaire que « les plus hautes idées sont celles qui tiennent le moins à la forme qui les revêt, et que la dignité d’une peinture, comme l’honneur dont elle est digne, s’élèvent exactement dans la même me-