Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/894

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précision ce qui fait d’une œuvre une parfaite conception d’ensemble, un parfait moyen d’élocution, et de quelle manière s’enfantent en nous ces créations de génie ; mais à peine a-t-il décrit le fait que son idée fixe le touche de sa baguette, et par une série de faux-fuyans involontaires, par des mots à bascule et des équations spécieuses, elle le conduit à une interprétation qui fausse entièrement le sens de sa description.

L’imagination est un des côtés de l’esprit humain que la France s’est le moins efforcée de connaître. Nos philosophes ont tellement concentré leur attention sur les opérations de l’intelligence, et nous sommes tous si enclins à expliquer tout l’homme par ses idées, par ses décisions volontaires, que toutes les forces spontanées de notre être sont pour nous à peu près comme non avenues. Il en a été autrement en Allemagne et en Angleterre. Schelling et Schiller, Coleridge et Wordsworth ont étudié l’imagination avec une vive curiosité, et ils ont répandu autour d’eux dans le public une infinité d’aperçus que nous aurions grand intérêt à connaître. Cette science, M. Ruskin ne l’a pas seulement recueillie, il l’a accrue de plus d’un côté, il l’a surtout rendue plus nette et plus tangible. Personne que je sache n’a mieux dessiné que lui la différence si imperceptible, et pourtant si essentielle, qui sépare la composition de l’imagination. Nous composons quand nous combinons par calcul, en nous fixant d’abord un certain but et en choisissant ensuite parmi les matériaux amassés dans notre esprit ceux qui peuvent le mieux nous servir à l’atteindre. Je commence par dessiner un arbre, et sans penser à autre chose je cherche à lui donner une belle forme d’arbre : après avoir construit de mon mieux une première branche, j’en ajoute une seconde dans une autre direction, afin de satisfaire au principe de la variété ; si elle ne me semble pas d’un bon effet, j’essaie d’une autre, et je vais ainsi jusqu’au bout, tâtonnant toujours, prenant pour chaque montagne et chaque pli de terrain une résolution à part, envisageant isolément chaque détail pour tâcher d’en faire une chose complète et irréprochable dans son genre. Ainsi produit l’artiste vulgaire, et vous avez un moyen infaillible de le reconnaître : si vous pouvez détacher d’un tableau le moindre de ses élémens sans que l’œuvre entière s’écroule, et si le fragment ne perd rien à être isolé, vous avez la preuve que le tableau n’est qu’une composition, c’est-à-dire n’est point une conception de l’imagination; car le propre de l’imagination est de créer d’un seul jet et d’enfanter ainsi un tout organique, un ensemble de parties qui se nécessitent l’une l’autre, qui sont individuellement imparfaites, mais dont les imperfections se compensent et se combinent merveilleusement pour constituer à elles toutes une unité vivante et parfaite. Et ainsi que le remarque M. Ruskin, une