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telle création ne saurait s’expliquer, comme on a généralement tenté de le faire, par une simple action du jugement. Le jugement ne peut comparer et préférer qu’en vue d’un résultat voulu d’avance, tandis que dans ce cas les moyens se présentent d’eux-mêmes à l’esprit avant qu’il ait la moindre idée du résultat. Tout homme qui imagine vraiment ne peut l’ignorer. Il sait qu’il ne sait pas où il va ni par quelles voies il arrive; il est le premier à s’étonner de l’œuvre qu’il a conçue, et même lorsqu’elle est devant lui, il est incapable d’expliquer à quoi tient l’accord de ses parties; à plus forte raison il n’eut jamais pu concevoir à l’avance ce que chaque détail devait être pour s’accorder si bien avec tous les autres. C’est ainsi que son tableau lui est venu: voilà tout ce qu’il peut dire, et nul, ajoute M. Ruskin, n’est plus avancé que lui à cet égard. Le phénomène est absolument incompréhensible; le plus qui soit possible, c’est d’en donner l’idée par analogie : ce qui se passe dans l’imagination est quelque chose de tout semblable au fait chimique qui se produit dans l’eau en contact avec du zinc et où l’on verse de l’acide sulfurique. L’acide alors, par son affinité pour l’oxyde de zinc qui n’existe pas encore, détermine la décomposition de l’eau et le dégagement de l’oxygène, qui avec le zinc est propre à former cet oxyde auquel il tend à s’unir. De même, sous l’influence de l’imagination, les données capables d’entrer dans une même combinaison appellent d’elles-mêmes les autres élémens dont l’assemblage est nécessaire pour la réaliser.

À cette première fonction (que Coleridge, après Schelling, avait très bien caractérisée en désignant l’imagination comme la faculté esemplastique ou qui unifie, qui avec le multiple produit le un), M. Ruskin en rattache deux autres, qu’il nomme l’imagination pénétrative et l’imagination contemplative. Le jugement analyse, et il part de la circonférence des choses pour remonter autant qu’il le peut jusqu’au centre. S’il veut décrire un serpent, il dira tour à tour avec des mots ou des couleurs : telle était sa tête, telles ses écailles, tels ses replis. L’imagination ne connaît pas ces détours; elle va droit à la vérité essentielle de l’objet; elle le saisit en quelque sorte par l’individualité cachée qui est la cause génératrice de tout ce qui se voit à sa surface ; quand elle en vient à retracer la tête ou les replis du serpent, elle ne fait plus que développer sous ces divers aspects la vérité centrale; elle déduit au lieu d’induire. Quant à l’imagination contemplative, M. Ruskin étudie sous ce nom ce qui avait le plus frappé Wordsworth dans l’imagination, à savoir la souveraineté avec laquelle elle transforme les choses par sa manière de les considérer, la puissance qu’elle a de revoir dans un objet l’image d’un autre objet, ou, comme dit l’auteur, d’extraire et d’isoler telles qualités partielles de la chose qu’elle envisage pour les contem-