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de jouer. En quoi consiste ce rapport? Là n’est point la question importante. Comment nos œuvres doivent-elles être conformées pour présenter avec toutes les lois et toutes les parties contraires de notre être cet accord parfait qui est le beau? Ce n’est point pour n’avoir pas su l’expliquer que M. Ruskin est en faute, car ce mystère-là n’est rien moins, à mon sens, que le mystère même de notre nature, que l’inexplicable lien qui unit en nous le moral et le physique, l’infini et le fini. Le problème n’est pas de ceux que l’on résout en parvenant à en concevoir la solution : au contraire, il s’agit pour le résoudre de renoncer à notre raison, et de laisser faire les affinités secrètes de notre être, qui peuvent seules savoir ce qu’elles repoussent et réclament. C’est cela même qui rend si dangereuse la théorie de M. Ruskin : elle est plus qu’une erreur, elle est une influence funeste qui empêche le beau de se compléter dans l’esprit de l’artiste par l’accord spontané de ses propres sympathies et des propriétés de l’objet. En répétant que les lois de la lumière ou les lois physiques sont la raison et la règle des harmonies de lignes et de couleurs, en poussant le peintre à tendre sans cesse ses facultés pour épeler la nature, en l’habituant à croire que son œuvre ne peut devenir belle qu’en indiquant les élémens partiels des objets dans l’ordre même où ils s’y rencontrent, elle le livre à un parti-pris qui lui enlève la liberté de créer au gré de son inspiration, elle l’asservit à une volonté qui entrave la chimie involontaire de ses sentimens, et le miracle de l’art ne peut plus s’accomplir en lui.

En résumé, par sa théorie du beau comme par ses théories du vrai et de l’imagination, M. Ruskin vise au même résultat et nous donne le même spectacle, celui d’une nature admirablement douée, mais dont les idées sont constamment faussées par un biais d’esprit plus fort que tout ce qu’elle peut voir et sentir. Il possède par trop la grande qualité de sa race, la puissance d’examiner en détail. En présence d’une toile, son penchant irrésistible est de chercher si le caillou peint par l’artiste retrace fidèlement chaque particularité qu’il est arrivé à observer dans un caillou, de regarder si l’eau de l’image n’est pas ridée à l’endroit où, d’après ce qu’il sait des lois naturelles, elle devrait être tranquille. Malgré les réserves et les concessions que ses sentimens peuvent lui dicter, toujours son besoin d’analyse reprend le dessus, toujours sa curiosité intellectuelle le ramène à conclure que le meilleur tableau est celui qui est le plus près de retracer tout ce qu’il est possible de saisir dans les choses en les étudiant morceau par morceau. L’erreur est glorieuse, je le veux; elle vient plutôt chez lui d’un excès que d’un défaut de facultés. Avec l’activité de son intelligence et de son imagination, la réalité lui suffit : il est capable d’en tirer lui-même directement son festin de pensées et d’émotions; il aurait donc trop à perdre si les pein-